Le Yoseikan vu de l'interieur avec David Orange Jr. - Deuxième partie

Partie 2 - La Recherche de la Force Interne

Dans cette deuxième partie, nous nous éloignons des questions habituelles sur le dojo Yoseikan, pour parler plus en profondeur de biomécanique, et aborder le sujet de la force interne. David nous explique sa vision de l'Aikido basée sur les réflexes naturels, la façon dont il a changé son approche grâce à la méthode Feldenkrais, et bien plus encore.

Minoru Mochizuki


Tu m'as dit un jour que l'Aikido était enseigné "à l'envers" et que la solution pour révéler sa vraie nature consistait à inverser notre point de vue vers nous-même et de rechercher l'Aikido depuis notre racine

Je crois que les techniques d'Aikido sont basées sur les réflexes naturels humains. Les mêmes réflexes permettent aux enfants de se lever et marcher. Cela ne veut évidemment pas dire que tout vient de la façon dont les enfants déambulent, mais ils ont des réflexes et instincts qui leur permettent de bouger d'une façon qui les rend parfois difficiles à gérer pour nous. Je pense que les arts martiaux sont proches de cette nature, et observer des enfants m'a confirmé dans cette opinion. Notre première expérience en tant qu'humain est celle d'une masse incapable de se mouvoir sans être portée etamène à une frustration alors que nous désirons progressivement avoir plus de contrôle sur notre point de vue. Nous nous concentrons sur un objet, ou une vue, ou une zone telle qu'une fenêtre, et notre conscience s'y accroche jusqu'à ce que quelqu'un nous tourne dans une autre direction et que nous perdions le contact avec l'objet que nous étudiions. Allongé sur le sol ou un lit, nous réalisons progressivement que nous pouvons changer notre point de vue en bougeant la tête. Nous coordonnons nos mains et nos yeux pour toucher ce que nous voyons, et parfois cela fonctionne, parfois il n'y a rien alors que nous voyons quelque chose. 

Nous roulons sur le côté et essayons à nouveau d'attraper quelque chose, et en poussant le sol avec nos pieds, nous y arrivons finalement. Ou peut-être que nous n'y arrivons toujours pas mais nous le voyons toujours. Ce genre de choses semble être une motivation majeure dans le processus instinctif qui nous amène à une position verticale, puis à la marche, à un âge où l'enfant est trop jeune pour qu'on lui "enseigne" quoi que ce soit. Il est possible d'encourager et d'aider un enfant à cultiver ces capacités, mais le processus lui-même reste intrinsèquement plus personnel, continu et auto-motivé que ce que la plupart des adultes peuvent comprendre.

En apprenant à nous tenir debout ou à marcher, nous allons vers les objets, les étudions. Nous escaladons pour atteindre certains d'entre eux... Les bébés sont des aventuriers sans peur, des conquérants, et des maitres de l'évasion. On peut trouver des vidéos prises en vision de nuit sur internet en recherchant "baby escape". Ils escaladent leur berceau, passent au dessus de barrières, dans des fentes, aidant leurs frères et soeurs à s'échapper, le tout dans le noir. Ils y mettent tout leur coeur, toute leur âme, et tout leur corps quand ils font quelque chose. Ils expérimentent avec toutes les parties de leur corps quand ils rampent ou escaladent en essayant d'atteindre l'objet de leur attention. Si les adultes faisaient de même, alors les budo seraient faciles.

J'en suis arrivé à penser que les techniques martiales ne sont pas inventées, mais observées dans la nature - qu'elles sont des tactiques de combat issues d'instincts humains, copiées, généralisées, pratiquées et rafinées.  La majeure partie des écoles de jujutsu vient du Sumo, et utilise des techniques de Yawara similaires en apparence. Le Judo en est un assez bon exemple, mais le Daito-ryu est en revanche une approche assez inhabituelle et on peut se poser la question de son origine. Alors que le Sumo repose sur l'opposition de force et la puissance du Yawara, le Daito-ryu repose sur l'idée de non-résistance, qui correspond à la façon dont les enfants démontrent une capacité d'évasion constante pour obtenir ce qu'ils veulent et éviter d'être détourné de leur point d'intérêt.

Revenons à l'exemple d'un bébé détourné de l'objet qui avait capté son attention. Alors que l'enfant se développe, il commence à résister. Il s'ajuste, tournant sa tête de l'autre côté, se contorsionant dans les bras de ses parents, devenant incroyablement lourd et concentrant tout son poids dans le trou formé par les bras de ses parents, jusqu'à ce qu'il puisse se défaire de leur étreinte, retourner au sol et ramper ou courir vers un endroit d'où il pourra de nouveau observer ce qu'il souhaitait regarder. Lorsque vous essayez de les prendre, ils bougent pour vous mettre dans une position où vous êtes plus faible. Ils utilisent des mouvements d'évasion et des mouvements circulaires pour diriger la saisie de la personne qui les tient, instinctivement.

J'ai observé cela directement alors que ma deuxième fille était encore petite, criant avec ses bras levés. Alors que je lui saisissais le poignet, elle ramena ses coudes à l'intérieur, fit tomber son poids et pivota pour étirer ma saisie. Elle me tira vers le bas et vers l'avant aussi facilement que si j'avais été sur des roulettes, et son mouvement me rappela Mochizuki sensei, sa lourdeur relâchée, sa façon de rouler comme une balle. Je n'ai probablement réalisé ce moment que parce que j'avais lu l'ouvrage de Moshe Feldenkrais et pratiqué sa méthode avec un enseignant talentueux. J'avais des douleurs au dos quand je pratiquais, et c'est la méthode Feldenkrais qui m'a permis de remonter sur les tatamis avec les autres ceintures noires. C'est ce qui m'a encouragé à découvrir plus en profondeur les textes incroyables de Feldenkrais, à pratiquer ses exercices et à voir de nouvelles choses dans ma pratique.



Feldenkrais est le premier à avoir réussi à maintenir et développer un groupe de Judo en France. Il avait été initié au Judo par Jigoro Kano lui-même, à l'ambassade du Japon à Paris. Plus tard, Feldenkrais adapta l'approche méthodique de Kano aux mouvements humains ordinaires, pour explorer sa propre façon de bouger de façon scientifique et découvrir la bonne façon d'utiliser le corps. J'ai appliqué la méthode Feldenkrais à ce que j'ai appris de Mochizuki sensei, et j'ai développé une méthode d'enseignement que j'appelle Zero Degree et qui vise à orienter les élèves vers leur propre système réflexif et à les aider à réaliser comment leurs propres activités mentales et émotionelles bloquent ce système. Feldenkrais considérait le mouvement juste, non pas du point de vue d'un observateur extérieur mais de celui de la personne qui le réalise. Selon lui, un bon mouvement est confortable, requiert seulement un minimum d'efforts, est fluide et peut être arrêté et inversé. Je demande donc à mes élèves d'évaluer leurs mouvements au long de la journée. Est-ce que je peux faire ceci plus facilement? En faisant moins d'efforts? Est-ce que je peux le faire de façon plus fluide? C'est valable pour n'importe quelle action, qu'il s'agisse de se lever, marcher, attraper une tasse, ou la porter à ses lèvres. Ce type d'attention à ses propres mouvements aide à régler de nombreux problèmes mineurs, mais aide également à préparer le pratiquant d'arts martiaux à se tenir et se déplacer mieux, avant même de rentrer dans l'aspect self-défense.

Je leur fais explorer l'utilisation de leurs jambes lors de la marche. Pourquoi est-ce que le genou arrière se plie? Il était tendu lorsque nous nous tenions simplement debout, mais lorsque nous avançons, arrive un moment où il se "casse". Pourquoi? Tout simplement à cause de la gravité. Et suffisamment d'énergie kinétique est libérée lorsque le genou se plie pour lancer la jambe vers l'avant. On voit ainsi une façon de marcher sans utiliser de fuel, en ne générant pas nous-même de force mais en utilisant la gravité.

Nous examinons les coups de pieds, en partant du coup de pied à la cheville qui résulte d'un mouvement de marche pur. Pour donner un coup de pied un peu plus haut, nous devons prendre un peu de recul afin que l'arc naturel du balancier de la jambe amène la pointe de la chaussure à un point de pression juste un peu au-dessus de la cheville. Et si nous reculons d'un pouce ou plus, l'arc de la jambe mettra la chaussure à un point de pression d'environ un pouce plus haut dans la jambe d'Aite. Et pouce par pouce jusqu'au genou, l'arc naturel de la jambe oscillante monte un peu plus haut sur la jambe alors que nous remontons un peu plus loin. Mais au-delà du genou, l'arc naturel devient trop vertical pour entrer en contact avec le corps de l'aite. C'est donc la plage que l'on peut couvrir avec un swing basé sur une marche naturelle. 

Si nous nous rapprochons d'Aite, nous pouvons également utiliser doucement les points de pression autour de son genou simplement en enfonçant notre poids et en laissant la pliure du genou toucher à l'intérieur (ou à l'extérieur) du genou d'Aite. Fait correctement, aucune force n'est utilisée. En fait, j'appelle cette méthode Zero Force. Il n'y a pas besoin d'effort particulier pour détruire la position d’Aite s’il ne résiste pas. S'il résiste, cela créé une opportunité de coup de genou dans l'aine. Mais à des fins pédagogiques, nous voyons que s'il ne résiste pas, la simple flexion de ma jambe par la force de la gravité  « renversera sa tour ». Si je me rapproche un peu de son attaque d'origine, je peux soulever le talon avant du tapis et mon genou entrera en contact avec un point de pression juste au-dessus de son genou. Si j'entre un peu plus près, je peux retirer tout mon pied du tapis et toucher un peu plus haut sa jambe. Et je vois que je peux le frapper n'importe où à l'intérieur (ou à l'extérieur) de sa cuisse en utilisant mon genou. Il est donc facile de voir comment nous pouvons entrer directement dans une attaque et porter un genou massif à l'aine pour tuer l'attaquant d'un seul coup. Et s'il le sent venir et recule, il est maintenant en position pour que je déplie le bas de ma jambe et le frappe avec un mae geri à l'estomac. Ou, si vous avez travaillé à l'extérieur du genou et de la jambe, vous êtes en position pour un mawashi geri à la cuisse, au bassin ou aux côtes, jusqu'au côté de la tête. Si vous regardez des vidéos de Mifune sensei, il commence souvent une technique en levant brusquement son genou entre lui et Aite juste avant de lancer harai goshi, hane goshi, etc. Cette utilisation des genoux ne se limite donc pas au Karate ou aux coups de pieds. En faisant une analyse détaillée des utilisations naturelles des armes, on trouve de nombreux points communs entre leurss utilisations dans divers arts martiaux. J'ai lu O Sensei déclarer: "L'essence de l'Aïkido est de transpercer avec le sabre." Un bébé tout juste capable de s'asseoir peut tout à la fois mettre son doigt dans vos yeux et en sourire. Plutôt que d'essayer de mettre en place de nouveaux et « meilleurs » réflexes, j'enseigne les techniques depuis leur source, nos capacités naturelles.

Ainsi, Zero Degree est une exploration complète de la façon dont la technique se développe à partir du mouvement naturel et de la complémentarité des systèmes squelettiques et des réflexes humains. Cela implique de comprendre comment supprimer les efforts inutiles de la position debout et de la marche, mais on y retrouve les mêmes éléments que dans les techniques de sabre. J'appelle mon cours Zero Degree parce que zéro est le début de tout. Si vous pesez quelque chose, la balance doit commencer à zéro, pas au-dessus, pas en dessous. Un menuisier mesure la longueur et la largeur à partir de zéro. C’est là que son mètre commence. Si vous êtes dans une voiture garée et que le compteur de vitesse indique déjà une vitesse supérieure à zéro, vous aurez du mal à mesurer votre vitesse sur la route. Je trouve que le plus grand obstacle lors de l'apprentissage des arts martiaux est souvent la tendance à en faire trop et à gaspiller beaucoup d'énergie parce qu'ils ne comprennent pas vraiment ce qu'est le niveau zéro d'effort. Ils ont été conditionnés à tout faire « plus dur » pour s’améliorer. Et s’ils réussissent naturellement bien, on leur dit de faire « plus dur » pour s’améliorer encore. Et c'est ainsi que la conscience de l'enfant est détruite et pourquoi son pouvoir évident reste invisible pour la plupart des gens. Alors plutôt que de cultiver la nature, ils essaient de créer une « seconde nature ». Ces techniques de seconde nature peuvent être améliorées lorsqu'elles proviennent de la première nature ou de la vraie nature.

Je trouve que le plus grand obstacle de la plupart des gens lors de l'apprentissage des arts martiaux est la tendance à en faire trop et à gaspiller beaucoup d'énergie parce qu'ils ne comprennent pas vraiment ce qu'est le niveau zéro d'effort.
"Si vous pesez quelque chose, la balance doit commencer à zéro, pas au-dessus, pas en dessous"

Est-ce que Mochizuki sensei parlait de Ki ou de force interne? Enseignait-il d'une manière particulière pour développer ces qualités?

Il y avait beaucoup de discussions sur le Ki dans l'Aïkido Yoseikan que j'ai appris dans les années 1974 -75, beaucoup d '« exercices de Ki », des évasions et des inversions. J'enseigne une partie de cela à mon fils maintenant. Je sais que cela venait de Mochizuki sensei via Demizu sensei, mais ce genre de pratique a cessé lorsque Patrick Augé a commencé à enseigner et cela n'existait pas dans le dojo de Shizuoka quand j'y étais.

J'ai demandé une fois à Mochizuki sensei: "Qu'est-ce que l'Aiki?" Et il m'a dit "C'est l'ura de Kiai". J'ai écrit un article à ce sujet pour le magazine Black Belt en 1981, intitulé "Aiki-Kiai, la voie du milieu". En général je dirigeais les échauffements au dojo, ainsi que les coups de poing et les coups de pieds, avant chaque séance d'entraînement et je ponctuais chaque mouvement d'un kiai retentissant que j'avais appris de mon premier professeur de Karaté, Paul Couch, un élève direct de Mas Oyama. Mon article disait que l'Aiki était l'opposé du Kiai, et Couch sensei disait que c'était la meilleure chose qu'il ait jamais lu sur le Kiai. Mais quand j'ai écrit cela, je ne comprenais pas les notions d'omote et ura. Certains systèmes utilisent omote et ura pour désigner les techniques effectuées devant uke ou vers l'arrière de uke. Mais nous avons choisi d'utiliser mae et ushiro pour recouvrir cette signification. L'omote et l'ura font partie intégrante du Kenjutsu mais aussi de toute la culture et des relations japonaises. Hyori, de hyori no kata, peut être lu omote / ura, et signifie également les couvertures d'un livre, comme « couverture avant / couverture arrière », impliquant « tout le sujet ». Le Kata considère les évasions et les techniques de contre comme l'ura de la première technique, qui en est l'omote. L'omote waza de Tori est ura waza pour attaquer l'Aite. Dans hyori no kata, chaque omote waza rencontre ura waza.


Hyori no Kata

Sensei l'expliquait en prenant l'exemple karatéka faisant un kata. Vous pouvez l'observer et voir les mouvements, souvent complexes, qu'il réalise et vous demander ce que ces mouvements signifieraient dans une situation de self-défense. « Ce que vous voyez est omote », m'a dit Sensei. « Ura est ce que ses mouvements signifient réellement. » C'est une idée qui me parle, ayant moi-même longtemps pratiqué le Karaté aux États-Unis et au Japon. Une technique de kata a différentes applications selon la distance à laquelle l'attaquant est engagé. Souvent, une « technique » est considérée comme ayant deux parties: une partie préparatoire, puis l'exécution de la technique. Vous placez les mains en position A pour préparer l'attaque, puis vous les amenez en position B, qui est la « vraie » technique - et le ma-ai est supposé être suffisamment important pour que vous puissiez effectuer deux mouvements. Si l'attaquant est beaucoup plus proche, alors le mouvement « préparatoire » doit devenir la « vraie » technique. Au moins, le mouvement préparatoire a un sens en tant que bloquage avant que la technique « réelle » ne soit appliquée, mais chaque mouvement en karaté est censé être très efficace à courte portée. Une fois que vous avez réduit la distance, toutes les significations potentielles sont transformées et aucun mouvement n'est fait sans but. C'est la conséquence d'une construction en omote et ura, ou hyori. « Alors, » me dit Mochizuki sensei, « regardez toujours tout à l'envers. »

Quand Mochizuki sensei disait que Aiki est l'ura de Kiai, cela avait de nombreuses implications auxquelles je réfléchis toujours. Je ne peux que penser à la façon dont Sensei vivait sa vie quotidienne et gérait ses problèmes liés à l'âge: un mauvais genou, des problèmes de tension artérielle et plus encore. Il m'a dit un jour: « Comment pourrais-je dire que je suis le plus grand pratiquant d'Aïkido du monde quand je chancelle et que j'ai des vertiges? » Il faisait en fait référence à l'industrie américaine de la construction automobile, qui avait été le pionnier du processus de fabrication automobile, mais qui avait alors considérablement perdu de sa superbe. Mais il parlait aussi de lui-même. Quant au Ki, j’ai juste essayé d’ouvrir pleinement ma psyché à l’influence de Sensei, dans une attitude de zazen constant, et j'ai essayé d’apprendre de lui. Il vivait une vie calme et paisible et il passait la plupart de ses matinées à écrire à une table le long du mur de la cuisine, à côté de la porte de sa chambre. Il semblait presque toujours d'humeur constante, plutôt contemplatif mais généralement positif, bien qu'il soit parfois un peu irrité par quelque chose. Mais surtout, il était silencieux et pacifiquement impliqué dans son existence, faisant chaque chose à son tour. Il m'appelait souvent et me parlait de choses qui s'étalaient de façon sphérique sur toute l'expérience humaine.

J'en ai parlé avec un uchi deshi, Saito san, qui pratiquait le Shiatsu. Il m'a parlé de l'entraînement du « hara » et a indiqué que ça n'était pas quelque chose que tous les artistes martiaux pratiquaient. « Mais ceux qui le maîtrisent peuvent faire des choses incroyables », m'a-t-il dit. Il décrivait une puissance exceptionnelle ainsi que d'étranges manipulations de la musculature abdominale. J'étais très intéressé. J'avais recherché le « pouvoir interne » via le Tai Ji Quan et le Bagua, et j'avais également fait beaucoup de Qi Gong. Le Bagua a profondément influencé mon approche du combat rapproché, lorsque les genoux se touchent, ainsi que ma compréhension des coups de pied. J’avais également vécu de nombreuses expériences étranges en m'entraînant et en pratiquant avec des membres imprévisibles  du public à l’occasion. J’avais le sentiment de pouvoir libérer soudainement beaucoup de force « douce », mais pas à la demande et sans réellement le contrôler. Mais j'avais également un large bagage technique et j'étais relativement fort, donc il m'était difficile de réellement évaluer ce qui était responsable de ces résultats.

À Shizuoka, il était important d'avoir et de cultiver une force générale, mais la technique n'était pas censée utiliser la force - ou, plus précisément, elle devait utiliser la force de l'attaquant contre lui. Pourtant, les cours de Judo nécessitaient une utilisation de force musculaire massive avant de pouvoir réaliser les techniques en en utilisant le minimum. La pratique de l'Aïkido et du Judo, même sans formation interne spécifique, permet déjà d'accéder à un type de force assez particulier. Mais lorsque vous rencontrez un spécialiste de l'interne, vous vous rendez compte que ce sont des personnes très difficiles à influencer. Il y avait de nombreux exercices de ki et un travail sur l'immovabilité dans l'Aïkido Yoseikan de mes débuts, vers 1974 -75, mais je pense qu'il était considéré comme trop avancé pour que notre groupe continue.


Shomen du dojo Yoseikan ©Xavier Duval




 
Le plus haut niveau de maitrise à Shizuoka se retrouvait sans doute chez Kyoichi Murai sensei. Il était le premier élève de Mochizuki sensei, et pratiquait depuis déjà une quarantaine d'années lorsque je l'ai rencontré. Non seulement avec Mochizuki sensei mais aussi avec Morihei Ueshiba. Il était si petit... c'était désarmant de le voir. S'il y avait quelqu'un dans le dojo qui ne pouvait vous faire absolument aucun mal, vous penseriez tout de suite que c'était ce petit gars minuscule aux cheveux gris. Et il ne vous ferait pas de mal, mais il en avait les capacités. Etant dix ans plus jeune que Sensei, il était toujours capable de faire beaucoup de randori et de mouvements rapides. Je ne pouvais jamais sentir ses techniques suffisamment bien pour trouver comment résister ou même réaliser ce qui se passait avant d'être projeté. Je l'ai vu démontrer ce type de force interne plus que n'importe quel autre shihan, mais je pense que Mochizuki sensei l'a encouragé à ne pas l'enseigner. Quoi qu'il en soit, l'habileté indomptable de Murai sensei a été attribuée à sa technique pôlie au fil du temps, et la pratique continue était apparemment le seul moyen d'y parvenir.

Mais il y a eu quelques incidents qui m'ont intrigué au fil des ans. Tout d'abord, Tezuka sensei. Il était de taille moyenne mais il avait ce look que vous voyez parfois chez les Japonais, comme un Indien d'Amérique du Sud, un Péruvien ou un Maya. Il était peut-être de la lignée d'origine qui a navigué en Amérique du Sud et a sculpté des kanji dans la pierre et construit des temples. Il pouvait être effrayant dans la pratique, mais c'était une personne agréable en personne. Il avait un travail de bureau pour la ville. Il était entré dans le dojo une nuit, avant la deuxième heure d’entraînement, et s’échauffait près de moi. Je l'observais quand quelque chose à sa droite a attiré son attention. Un sac lourd de six pieds avait été démonté et attaché à un poteau de makiwara. Tezuka sensei regarda la base du makiwara, se leva et lança un mae geri gedan en bas du sac. Le bas du poteau se brisa. J'étais particulièrement surpris. Le sac était vraiment dur et lourd, douloureux à frapper même... alors briser ce makiwara en le frappant... même si le poteau était fissuré, ce qui etait certainement le cas et ce qui avait attiré son attention en premier lieu, il tenait debout et continuait de soutenir le sac. Il l'a frappé une fois, juste au-dessus du sol et le brisa net. Il ne semblait pas avoir remarqué que quelqu'un l'avait vu faire. Il a demandé à des gars de déplacer le sac et a continué de se préparer pour l'entraînement. Je me suis toujours demandé ce que j'avais vu ce jour-là, mais je ne lui ai jamais demandé.

Le deuxième incident a eu lieu lorsque je m'entraînais avec Hiroaki Kenmotsu sensei, communément appelé Kenmochi. C'était un fermier, bien élevé et détendu en tout temps, toujours très gentil avec moi. Il était très calme en général. Il s'entraînait avec Tezuka et Washizu sensei sous la direction de Murai sensei et Mochizuki sensei depuis de nombreuses années. Il ressemblait à un directeur d'école élémentaire et pas à un pratiquant d'arts martiaux. Mais comme les autres, il était ceinture noire en Aïkido, Judo et probablement aussi en Karaté. Il était également expert dans le Katori Shinto-ryu de Mochizuki sensei. Un jour, il s'est approché de moi et a saisi mes deux poignets. Je ne pouvais plus bouger. C'était différent des immobilisations de Mochizuki sensei. Avec la prise de Kenmotsu sensei, je pouvais encore bouger un peu mon corps, mais mes poignets n'allaient nulle part, comme s'ils étaient coincés dans un mur de fer qui n'avait pas bougé depuis des siècles. Je pouvais me tortiller et tenter divers tai sabaki et inversions, mais Kenmotsu sensei restait parfaitement équilibré. Mes poignets n’allaient nulle part et je ne pouvais pas du tout déplacer cet homme pourtant beaucoup plus petit que moi.

Je pense que c'était une invitation de sa part à lui demander « Comment faites-vous cela? » Mais j'étais trop abasourdi pour penser que je pourrais comprendre son explication. Comme pour la force de Murai sensei, semblable à un ouragan qui vous faisait voler, je pensais que ça ne serait atteignable que par un entrainement plus intensif et continu. Je crois aujourd'hui que la capacité à identifier ce type de qualité est essentiel pour accéder à l'enseignement de compétences internes. A l'époque je n'ai pas su voir qu'il s'agissait de compétences que je pouvais isoler et travailler spécifiquement, je les vois comme quelque chose qui ne me serait accessible qu'après des siècles de pratique.


Une fois, Patrick Augé m'a projeté avec une technique d'Aïkido incroyable. J'attaquais avec une saisie de poignet directe. Patrick a fait un te gatana, s'est retourné et m'a projeté, et ce en utilisant uniquement ma propre prise. Mais le plus impressionnant, c'est la façon dont j'ai atterri. Il a dirigé ma chute vers le tapis d'une manière qui a annulé toute l'énergie et je n'ai ressenti aucun impact. Cela m'a stupéfié. C'était un sentiment étrange. Il faisait parfois des techniques qui semblaient sortir de nulle part et que je n'avais jamais vues ailleurs. Je pense qu'il avait également développé une sorte de force interne. Ses capacités sont certainement bien au-delà aujourd'hui, trois décennies de pratique quotidienne plus tard.


Minoru Mochizuki et Patrick Augé


Bien que j'ai dit que les libérations de main (te hodoki) de Sensei étaient l'opposé de te no uchi, il m'est arrivé de projeter mon partenaire en essayant de faire un te hodoki. Il avait des mains très puissantes et une prise ferme et sa main ne s'est pas relâchée comme je m'y attendais. Nous nous sommes arrêtés un bref instant avant que je tente mon te hodoki et il s'envola et atterrit sur le dos. Nous n'avions pas de tapis à l'époque, donc je sais qu'il ne chutait pas pour me faire plaisir. Je n'avais pas non plus l'intention de le projeter, c'était jute la conséquence de sa saisie puissante. Je suppose donc que l'on peut retrouver l'essence de te no uchi dans les te hodoki. Sensei m'a montré une fois comment le premier te hodoki pouvait exercer un chokutai sur l'adversaire. En partant d'un te hodoki mais en conservant le contact, on peut réaliser Aiki Age. Tout ce qu'il faisait était plein d'astuces et de contradictions. Omote et ura. 

Alex Preatoni est venu au dojo après avoir passé un moment comme uchi deshi dans le dojo de Yoga d'un ancien associé de Sensei. Sensei avait présenté l'Aïkido dans ce dojo et y avait invité Alex à vivre au Yoseikan pour y apprendre l'Aïkido. Alex n'avait aucune expérience des arts martiaux, mais sa maitrise corporelle et sa souplesse étaient incroyables. Il pouvait frapper avec beaucoup de puissance. Il fait partie de ces personnes qui ont changé le paradigme au dojo pendant un certain temps. Un soir, un groupe d'élèves est sorti faire la fête et tout le monde s'est essayé au Punch-o-Meter. Je pensais avoir un assez bon coup de poing, mais Alex m'a dépassé. J'avais presque quarante ans et il avait la vingtaine. Le Yoga lui avait permis de développer un corps plus ancré et capable de transmettre la force. Assez rapidement, il est devenu le standard en termes de puissance au dojo: si un technique ne fonctionnait pas sur alex, alors elle n'était pas bonne. Il pouvait souvent se sortir de techniques qui auraient fonctionné sur n'importe qui d'autre. Il avait un grand potentiel et pratiquait l'Aïkido, le Judo, le Kendo et les autres arts, mais il avait des problèmes de genoux sérieux dus à des blessures et opérations antérieures.

Alex Preatoni et David Orange avec Minoru Mochizuki et Oku-san dans la cuisine au dessus du Yoseikan hombu
©David Orange

Puis Edgar Kruyning est arrivé et il était dans les conditions idéales pour recevoir l'enseignement de Mochizuki sensei. Âgé de vingt-quatre ans, Edgar avait passé les dix dernières années, à s'entraîner et dans le dojo de l'entraîneur de Judo olympique Chris de Korte. À son arrivée à Shizuoka, Edgar enseignait le Judo, le Karaté, l'Aikijujutsu et le Kenjutsu depuis des années. Et tout cela était de haut niveau parce que les Néerlandais ont une très longue histoire avec le Japon. Edgar arrivait de Thaïlande où il venait de gagner quelques matchs de Muay Thai. Ses coups de pied circulaires étaient lourds et pénétrants et Mochizuki sensei l'a tout de suite apprécié. Il a immédiatement demandé à Edgar de nous enseigner cette façon de frapper. Lorsque Sensei a vu le Judo d’Edgar, il a su qu’il avait enfin trouvé quelqu'un qui pouvait vraiment comprendre sa méthode, et même si Edgar ne parlait presque pas japonais. Quand nous sommes retournés au Punch-o-Meter, Edgar l'a percuté comme Arnold Schwarzenegger et nous a tous stupéfaits. Il était jeune mais il pratiquait avec des Judoka de haut niveau depuis une décennie, s'entraînant sérieusement en Aikijujutsu, était au moins ceinture noire en en karaté, et maintenant il avait l'expérience du combat en Thaïlande. Tout cela a permis à Mochizuki sensei de travailler avec lui à un niveau extrêmement élevé et profond. Pour ce qui est du pouvoir interne et des tanren, j'ai demandé une fois à Edgar s'il allait écrire un livre sur les tanren. Il m'a simplement répondu: « Tout est tanren. » Je recommande fortement Edgar à tous ceux qui veulent comprendre la pratique de Minoru Mochizuki.
 
Edgar Kruyning en démonstration

Tu as rencontré Akuzawa sensei, le fondateur de l'Aunkai, il y a quelques années. Dans son école, il n'enseigne pas de techniques, mais mets plutôt l'accent sur le développement d'un corps martial qui pourra appliquer n'importe quelle technique, que ce soit un atemi, une clé, une projection, etc. As-tu perçu des similitudes ou des différences dans la façon dont Mochizuki sensei et Akuzawa sensei enseignaient ou sur le ressenti en tant qu'Uke ?

Oui.
 
Bien sûr, Akuzawa sensei est à son apogée et j'ai rencontré Mochizuki sensei quand il avait environ 70-80 ans. Les gens qui l'entouraient après la guerre étaient des gens incroyables, d'une nature différente de celle des générations suivantes. Connaître Mochizuki sensei alors qu'il était vraiment actif aurait été spectaculaire. De plus, son objectif était entièrement différent de celui d'Akuzawa sensei. Mochizuki sensei enseignait par la technique et a progressivement renforcé sa force. J'aime aussi regarder Seigo Okamoto sensei, avec ses tous petits mouvements d'Aikijujutsu. Un objectif très différent de celui d'Akuzawa sensei ou de Mochizuki sensei mais lié directement aux deux. 

Okamoto sensei remonte à Kodo Horikawa sensei tandis qu'Akuzawa sensei a passé du temps dans le dojo de Yukiyoshi Sagawa. Ils ont donc tous un lien avec Sokaku Takeda. Depuis ma rencontre avec Akuzawa sensei il y a plus d'une décénnie, j'ai profondément repensé à ce qu'il m'a montré ce jour-là et finalement réalisé qu'il y avait des similitudes, mais la source d'Akuzawa sensei me semble plus ancienne. Son mouvement et sa puissance étaient plus primaires que ce que j'ai jamais ressenti dans n'importe quel cours d'Aïkido. Plus primal, plus efficace, plus direct et plus puissant. Il est retourné aux racines anciennes des gardiens du temple de A et Un, allant directement à la source de l'Aiki et l'enseignant à ses élèves. 

J'avais eu un sentiment similaire en observant Okamoto sensei sous divers angles au ralenti et à pleine vitesse - que ses petits mouvements étaient l'essence de ce que nous faisions dans les techniques plus grandes de Mochizuki sensei. Dans certaines de ses techniques, je peux voir la plus grande technique que j'ai apprise en Yoseikan. Il s'intéresse à  l'engrenage intérieur de nos techniques plus larges, à leur pièce centrale. Notre technique contient ce noyau, mais sa technique n'est que ce noyau. Et c'est extrêmement efficace. Je suis convaincu que Mochizuki sensei a appris tout cela d'O Sensei et a probablement enseigné cette méthode à certaines personnes, mais c'était un enseignement plus profond qui n'était probablement pas montré ouvertement. C'est en tout cas mon avis. Vous ne pouviez pas cacher quelque chose comme ça à Minoru Mochizuki. En fait, l'Aiki d'Okamoto sensei ressemblait beaucoup à celui de Murai sensei, le seul au Yoseikan à utiliser ces techniques d'Aiki. J'avais l'habitude de voir des photos d'Okamoto sensei immobiliser quelqu'un avec Aiki Age et je pensais que cela devait être faux. Nous avons fait des formes de suwari waza qui contenaient les mouvements de mains d'Aiki Age mais ce n'était qu'une partie de la technique. Mais quand Robert John de l'Aunkai effectué sonAiki Age sur moi, j'ai réalisé que tout mon système nerveux était capturé par ma propre saisie. Et j'ai réalisé comment un petit mouvement vers le bas des mains de Rob me feraient tomber sans que je puisse réagir. Je lui ai dit qu'il me semblait qu'il avait accédé à l'ura de ma force directement par l'omote de ma force sans en faire le tour et sans utiliser la force du tout. C'était impressionnant et je pense que Mochizuki sensei parlait de quelque chose comme ça quand il a dit que l'Aiki est l'ura de Kiai. Peut-être que si j'avais demandé à Kenmotsu sensei à ce moment-là, il m'aurait montré comment faire. Mais je n'étais pas prêt à ce moment-là et je ne l'ai pas appris non plus lorsque Rob me l'a montré. Ni quand Dan Harden me l'a montré, ou même Alex Marshall. Ce vieil instructeur de police de Birmingham avait un pouvoir énorme pour sa petite taille, d'autant plus qu'il avait soixante et onze ans quand je l'ai rencontré. Il était le meilleur que j'aie jamais rencontré en dehors du Japon et il s'est classé parmi les meilleurs que je connaissais au Japon. Il savait quelque chose que la plupart des gens n’apprennent jamais, car il faut être prêt à l’apprendre lorsque la chance se présente et la disponibilité n’est pas toujours une question de volonté.


Mais en ce qui concerne Mochizuki sensei et Akuzawa sensei, je dirais que l'enseignement d'Akuzawa sensei contient l'essence de l’Aiki de Mochizuki sensei et d’Okamoto sensei. Et de Sagawa. Ce sont les arts martiaux bouddhistes ésotériques. Le ressenti est à la fois ancien et primal. Akuzawa sensei exprime librement des techniques à travers un corps parfaitement construit et fortement orienté dans les six directions à chaque instant, se déplaçant d'une direction à une autre comme s'il était enclenché par des aimants puissants, plus puissants que tout ce qui occupe déjà cet espace. Et il n'y a rien dedans qui n'ait pas le potentiel d'augmenter les capacités Aiki de la personne qui les pratique. Je contine d'ailleurs de pratiquer tenchijin, shintaijiku et shiko pour améliorer ma maitrise interne.


À suivre dans la troisième partie


Retrouvez la première partie 

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