Les immobilisations en Aïkido - Simples, oui, mais efficaces?
Parmi les différentes familles de techniques présentes en Aïkido, les immobilisations ou Osae Waza tiennent une place toute particulière. Peu nombreuses et pratiquées généralement avec Tori les deux genoux au sol, ces immobilisations sont relativement « simples » dans le sens où elles se limitent volontairement à un contrôle réduit à un bras de Uke en travaillant sur le sens de l’articulation.
Mais cette simplicité amène tout autant de questions et il est difficile d’imaginer, à une époque où les systèmes de grappling sont massivement connus et enseignés, que ces immobilisations puissent retenir un adepte ayant pratiqué seulement quelques mois de Jiu Jitsu brésilien ou de Sambo. Pourquoi dans ces conditions proposer un système si simple qu’il en devient, en apparence tout du moins, inefficace?
Isoler les principes
L’Aïkido, dans ses immobilisations comme pour le reste, a fait le choix d’une pratique simplifiée en apparence pour isoler les principes suivant de grandes lignes. Des techniques d’immobilisations comme Nikkyo ou Sankyo par exemple se concentrent très spécifiquement sur l’orientation des articulations du bras, et la connexion avec le partenaire pour comprendre en profondeur comment appliquer une force permettant de limiter les mouvements du partenaire. Limiter, mais pas éliminer complètement car un pratiquant un peu mobile et à l’aise au sol aura assez peu de mal à se défaire de ces prises. En tout cas dans leurs versions les plus basiques.
Mais ces versions basiques sont-telles faites pour immobiliser un partenaire non consentant? Ou sont-elles simplement des outils pour comprendre les éléments de base d’une immobilisation, qui sera complétée par des points annexes, mais essentiels?
Briser les articulations
L’Aïkido est aujourd’hui un Budo qui promeut la bienveillance, et les immobilisations proposées, respectueuses de l’intégrité physique du partenaire et permettant de résoudre le conflit sans heurt par une désescalade, s’inscrivent dans cette ligne.
Mais l’Aïkido tel que nous le connaissons est aussi l’héritier du Daito-ryu Aikijujutsu, et plus généralement des bujutsu traditionnels. Des arts issus d’un contexte dans lequel une simple immobilisation avait peu de chance de résoudre le conflit. Si le contexte et la philosophie de la pratique ont pu changer, il reste assez facile de retrouver au sein de nos pratiques leurs sources et leurs objectifs premiers. D’un Nikkyo, amenant à un contrôle délicat et respectueux du partenaire, l’amenant doucement à la limite de sa mobilité, un simple changement de rythme, plus rapide et sec nous amène à découvrir la brutalité des Bujutsu et leur pragmatisme. Disloquer une articulation résout le conflit, mais sans permettre une sortie par le haut.
Cette action, brève et destructrice n’a pas besoin de se faire depuis une position agenouillée. Rien n’empêche de réaliser le mouvement de Sankyo depuis une position debout, en utilisant son genou pour faire pression sur la main de Uke et faire sauter son épaule. Là encore, le choix de la position agenouillée permet de simplifier l’apprentissage, comprendre les angles et apprendre à contrôler la force appliquée pour éviter les accidents. Une fois les principes acquis, c’est au pratiquant qu’il revient de les actualiser et de les adapter à la situation. S’il y a peu de logique dans un affrontement contre plusieurs adversaires de maintenir l’un d’entre eux immobilisé, en étant soi-même à genoux et donc peu mobile, réutiliser les principes appris pour luxer une articulation sans avoir à descendre au sol prend tout son sens.
Le bras n’est qu’une partie de l’équation
Dans la plupart des cas, nous pratiquons les immobilisations à genoux, en contrôlant l’épaule et le bras du partenaire dans une version, on l’a dit, simplifiée. Mais le bras n’est qu’une petite partie de l’équation dans une immobilisation et il est très simple de la renforcer en venant par exemple contrôler la nuque du partenaire avec son genou. Option que l’on retrouve d’ailleurs dans certains styles d’Aïkido comme le Kishinkai. S’il est relativement aisé pour un grappleur de sortir d’un contrôle basique du bras, cela devient immédiatement incomparablement plus difficile avec le poids d’un corps entier appliqué contre la nuque. Encore une fois, si cette version est plus efficace, elle n’est pas pédagogiquement la plus sûre puisqu’elle requiert que Tori sache gérer son transfert de poids pour ne pas blesser son partenaire à un endroit critique.
Ce contrôle de la nuque reste pour moi uniquement un complément et ne peut se substituer à l’objectif d’origine: mettre fin au conflit rapidement en détruisant les armes adverses. En d’autres termes, utiliser cette contrainte supplémentaire pour conserver un avantage suffisant le temps de briser les articulations de son adversaire, et mettre ainsi fin au conflit.
Il est intéressant de ce point de vue de regarder la philosophie du Jiu Jitsu brésilien, par rapport à celle de son cousin le Judo. Au Judo, maintenir son adversaire les épaules au sol une vingtaine de secondes assure la victoire, sans qu’il soit nécessaire de le soumettre. En Jiu Jitsu brésilien, c’est au contraire la soumission qui est recherchée: l’échec et mat et pas le pat. Car soumettre n’a qu’un intérêt limité, que se passe-t-il une fois l’adversaire libéré? Doit-on penser que l’immobilisation aura réduit à néant les raisons qui l’avaient poussé au combat? Ou au contraire que cela aura en plus blessé son amour propre et seulement renforcé un sentiment négatif?
L’immobilisation dans le contexte du Bujutsu n’a pas de sens, car elle ne donne pas d’avantage sur le moyen-long terme.
Le combat total est un combat armé
Le combat dans les écoles anciennes se conçoit difficilement sans armes, de même que dans la formation militaire actuelle. S’il est de bon ton de proposer une formation à mains nues, et que celle-ci permet l’acquisition de qualités spécifiques, physiques et mentales, on peut se demander quelles conditions peuvent amener un guerrier, ancien ou moderne, à combattre désarmé, contre un adversaire lui aussi désarmé…
Cette perspective est intéressante car elle permet de regarder les Osae Waza avec un oeil nouveau. Que se passerait-il si Tori était armé d’un sabre ou d’un tanto, ou si Uke l’était? Nikkyo par exemple peut simplement devenir une réponse à une saisie du sabre de Tori ou de son poignet, amenant Tori à contourner la saisie et à venir trancher au niveau de la nuque adverse.
De même, un Tanto en main, le besoin de maintenir une immobilisation forte et sur le long terme perd tout son sens, et il devient faisable pour une personne d’un gabarit moins imposant de réaliser ces techniques qui deviendront simplement l’occasion de créer une ouverture pour trancher la gorge de son adversaire, mettant ainsi un point final à l’affrontement.
Au-delà du Bujutsu
Mais l’Aïkido n’est pas un Bujutsu. Ou peut-être est-il plutôt « plus » qu’un Bujutsu. En transformant l’adversaire, l’ennemi, en partenaire, il donne l’occasion aux deux pratiquants de travailler ensemble pour aller plus loin, sans pour autant renier son origine. Car l’origine destructrice et meurtrière des techniques est là, impossible de le nier. On l’a vu, peu de changements sont nécessaires pour rendre aux Osae Waza de l’Aïkido tout leur potentiel.
Mais il existe un au-delà, dans lequel il n’est plus question de destruction et qui permet d’utiliser des techniques de contrôle articulaires puissantes pour assouplir le partenaire, l’aider à éliminer ses tensions, libérer ses tissus. On dit souvent que les techniques de base, d’Ikkyo à Nikkyo servent à renforcer le corps. Nous y sommes.
Entre briser une articulation et la renforcer et l’assouplir, la différence ne tient souvent qu’à l’intensité et à l’intention mise dans la pratique. Nous n’avons pas à renier les origines de nos techniques, juste à les comprendre, à les remettre dans leur contexte, et peut-être à faire le choix de la bienveillance et de l’entraide, dans un monde qui ne nous fait plus constamment naviguer entre la vie et la mort.
Ce que nous apprennent les immobilisations de l’Aïkido du Yoseikan
Le curriculum de l'Aïkido Yoseikan tient une place particulière, de par le parcours de son fondateur, Minoru Mochizuki, également haut gradé en Judo. On y retrouve notamment deux kata d’immobilisations par soumission, le Kime no kata et le Shime no Kata, qui proposent respectivement une série de contrôles et une série d’étranglements au sol, très proches de ceux du Judo.
Ces kata sont intéressants à plusieurs niveaux. Tout d’abord parce qu’ils proposent réellement des soumissions par luxation ou étranglement et non simplement des immobilisations, rappelant de manière pragmatique qu’empêcher l’adversaire de bouger temporairement ne met pas fin au combat dans un contexte non-sportif. Mais au-delà de cette approche, ils sont surtout dynamiques, chaque nouvelle technique se construisant à partir de la précédente en fonction de la réaction de Uke. Aucune technique ne permet de s’assurer la victoire à coup sûr, et ces kata nous le rappellent en nous montrant qu’il reste possible de s’échapper de n’importe quel mouvement, à condition de le faire à temps et correctement.
Le combat est quelque chose de vivant, de fluide, qui oppose deux personnes, et non deux partenaires dont les rôles et actions sont pré-établis. Dans ce contexte, toute réaction de Uke est acceptable, car s’il a la possibilité de sortir d’une immobilisation, il aurait tort de ne pas le faire. En refusant la technique et en cherchant à s’en échapper, il améliore sa mobilité, sa vision du combat, tout en apprenant à son partenaire les limites de sa technique et les options disponibles pour s’adapter à une situation toujours changeante.
Cette approche, atypique pour l’Aïkido, est source d’enseignement. Ne subissons pas les immobilisations, ne les acceptons pas si facilement. Essayons au contraire de tester leur efficacité en explorant leurs limites, utilisons les pour améliorer notre mobilité, comprendre comment mieux les utiliser, et tout simplement leur redonner du sens.
Commentaires
J'ai travaillé dans le milieu sécuritaire pendant 30 annnées et des techniques comme Sankyo, ou Nikyo, suivie d'un arm lock, sur des personnes non consentante et violente, focntionne très bien, même en restant debout. En général, au bout de quelques minutes la personne retrouvait un calme suffisant pour pouvoir à nouveau essayer de lui faire entendre raison.
Sur un autre angle, on voit O sensei, terminé des osae waza, en bloquant avec un tibia le poignet, et le second sur le dessus de l'épaule, juste à la base du cou, le placant dans une position avantageuse, qui lui aurait permis de trancher la tête, si nécessaire.
Mais, bon, ce n'est que mon analyse de Kohaï.
Merci pour l'article et le partage.
Cordialement.
Marc.
Je vous remercie pour votre article. Cependant, je suis tout de même « dérangé » par certains de vos propos. Je pense qu’il est important de préciser que ce que vous avancez et une interprétation personnelle (comme une autre) de questions qui effectivement peuvent venir à se poser en Aïkido. Comme les immobilisations qui ne sont effectivement pas suffisamment détaillées pour être efficaces.
Par ailleurs étudier les trajectoires et étudier/appliquer une immobilisations sont deux choses qui ne s’excluent pas, me semble t-il. Plusieurs écoles le font.
Finalement, il me semble que votre vision de l’utilisation des armes rendant les immobilisations obsolètes est un argument arrangeant face à une lacune persistante en Aïkido. Il manque me semble t-il beaucoup de détails qui se sont perdus. Peu importe la raison, que finalement seul Ueshiba Sensei connait. D’autant que les détails manquants sont présents dans les écoles dont sont issues l’aïkido. Peut-être était-ce un choix du fondateur tout simplement. Mais peu importe la raison finalement.
Je pense qu’il est plutôt intéressant de voir ce qu’apporte l’aïkido de manière générale mais aussi d’accepter les lacunes, il manque certaines informations qui se sont perdues… Une immobilisation bien faite n’est certainement trop dangereuse que pour être appliquée.
Salutations martiales,
Mes réflexions sont évidemment hautement personnelles, comme c'est le cas pour toute interprétation. Personne à ma connaissance ne peut revendiquer savoir ce que le fondateur de l'Aikido avait en tête, même ceux qui ont été ses plus proches élèves.
Je crois qu'il faut surtout faire très attention à ce qu'on appelle Aikido car il ne s'agit pas du tout d'un ensemble consistant mais plutôt d'une grande famille issue de l'enseignement de Ueshiba Morihei, avec pour chaque courant des choix très spécifiques. Dans certains courants les immobilisations n'ont rien à envier au Judo typiquement, dans d'autres (comme souvent à l'Aikikai, et encore là aussi on voit beaucoup de choses différentes) elles peuvent être plus symboliques qu'autre chose.
L'utilisation des armes ne rend pas à mon avis les immobilisations "obsolètes" mais rend beaucoup plus temporaire le besoin de contrôle. Immobiliser dans un Bujutsu n'a jamais réellement eu de sens: que se passe-t-il quand on libère l'adversaire? Nous sommes dans un contexte d'origine très différent d'un sport de combat dans lequel immobiliser prend tout son sens.
Xavier
En effet, il y a un grand potentiel de destruction dans ces techniques. Mais pouvoir utiliser ce potentiel n'est pas forcément si évident et malheureusement beaucoup de pratiquants voient ces techniques comme étant une solution complète et efficace, quand au mieux elle ne propose qu'un modèle simplifié permettant d'approcher le sujet. C'est d'ailleurs le cas pour beaucoup d'éléments en Aikido, et ailleurs. Il y a ce qui est enseigné pour des raisons pédagogiques, et tout ce qu'il y a derrière et qu'il faut aller chercher
A bientôt
Xavier
Je ne pense pas que les immobilisations n’aient pas de sens. Dans plusieurs écoles dont sont issues l’aïkido, les immobilisations sont une « étape » avant la possibilité de briser le membre. Libérer le partenaire après une fracture de l’épaule ou du bras rendra la riposte délicate. A mon sens, la bienveillance découle du choix. Et si a contrario Ueshiba Sensei avait fait le choix de faire l’impasse sur cela car, plus nécessaire à ses yeux étant donné que l’aïkido est né en temps de paix. Pas de champs de bataille, pas d’armes à la ceinture à cette époque. Peut-être ne faut-il pas faire dire à l’aïkido ce qu’il ne dit pas … Il me semble d’ailleurs que Ueshiba Sensei n’enseignait pas vraiment le sabre pendant les cours… mais évidemment tout cela ne sont que des interprétations personnelles. Peut-être est-il important de veiller à ne pas combler par des constructions mentales découlants de nos interprétations ;)
Bien à toi,
David
Il n'enseignait pas le sabre à Tokyo, c'était manifestement différent à Iwama. Et ce que l'on voit de l'Aikido aujourd'hui et son message de paix est issu beaucoup plus de son fils que de lui. Ueshiba n'était pas un pacifiste, en tout cas pas dans le sens où on l'entend (dixit son fils lui-même).
Sinon oui, immobiliser offre le choix de briser ou de laisser partir. Mais pour avoir le choix entre plusieurs options, encore faut-il avoir conscience qu'elles existent ;) Au final, je ne crois pas que ce que je dis s'oppose en quoi que ce soit à la volonté de l'Aikido de proposer quelque chose de différent des arts qui lui ont donné naissance
Bien à toi,
Xavier