Le Yoseikan dojo vu de l'intérieur avec David Orange Jr. - Première partie

Ancien uchi deshi de Minoru Mochizuki, David Orange Jr. n'a pas seulement pratiqué sous la direction de l'un des adeptes les plus célèbres du 20e siècle, mais également avec un grand nombre de ses élèves qui sont toujours en activité aujourd'hui.

David fait partie de la mémoire vivante du Yoseikan, et ses résponses nous donnent des informations rares sur la pratique de Minoru Mochizuki et le dojo Yoseikan. Dans cette première partie, David nous explique comment était la pratique au dojo Yoseikan, mais aussi ce qui a influencé Mochizuki sensei au cours de sa vie.

Partie 1 - La pratique au dojo de Minoru Mochizuki

Bonjour David, merci d'avoir accepté de répondre à mes questions. Pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs? 

Je suis David Orange, Jr., de Birmingham, Alabama, États-Unis. Je suis artiste, poète et romancier, avec quelques petits livres auto-publiés et également acteur. Je n'ai pas joué d'adepte d'arts martiaux mais je me suis évertué à développer mes talents d'acteurs avec des personnages variés, sans que l'Aikido soit une béquille, ou une excuse justifiant ma présence à l'écran. J'utilise cependant l'Aikido dans mon jeu, en termes de présence, de coordination, et d'utilisation du mouvement en général. 
En tant qu'artiste visuel, j'ai travaillé sur une série détaillée de dessins techniques des nombreux sutemi waza que Mochizuki sensei a développés pour recréer le Gyokushin-ryu, l'art de l'esprit sphérique, qui est une histoire poétique en soi.

 

Tu as eu l'opportunité de pratiquer sous la direction de Mochizuki sensei à Shizuoka pendant plusieurs années. Comment était-il? Et quel effet cela faisait-il de recevoir ses techniques? 

J'ai vécu dans la ville de Shizuoka, près du dojo Yoseikan, pendant cinq ans, de 1990 à 1995. J'ai également vécu comme uchi deshi dans le dojo pendant 21 mois. Mochizuki sensei avait déjà un âge avancé à l'époque - 83 ans à mon arrivée et 88 quand je suis reparti. 

Il supervisait tous les cours d'Aikido et de Judo (plus rarement les cours de Karate) et démontrait les techniques étape par étape, puis vérifiait que tout le monde pratiquait correctement ce qu'il avait montré. Parfois, il me prenait comme uke dans ces démonstrations. Quand il fallait démontrer les techniques à pleine vitesse, il faisait appel à Tezuka sensei, Washizu sensei, Kenmotsu sensei, ou à moi. Ils étaient les shihan les plus souvent présents aux cours d'Aikido et même s'ils avaient tous une façon de faire qui leur était propre, ils étaient tous très fluides et étaient capables de toujours prendre le dessus sur leur opposant sans pour autant jamais dépasser ses limites physiques. Ils n'allaient jamais non plus au-delà du point de soumission, ils étaient très précis. Je pouvais sentir la main de Mochizuki sensei dans toutes leurs techniques. En fait, on pouvait sentir sa présence dans tout le dojo. La formation technique était austère et pragmatique, tandis que les randori étaient vigoureux et rapides, très avancés. Les attaques pouvaient venir du Karaté, du Judo, du Jujutsu, de la boxe ou de la lutte, ainsi qu'utiliser des armes comme le tanbo, le jo ou le bokken. C'était vraiment ouvert.

Yoseikan dojo ©David Orange


Avant de rejoindre le Hombu dojo de Shizuoka, j'avais passé quatorze ans sous la direction de Patrick Augé sensei. Et c'est uniquement parce que le programme de Patrick était le reflet direct de ce que faisait Mochizuki sensei que je n'ai pas eu de problème à m'entrainer aussi vigoureusement avec ces shihan. Bien sûr, je n'avais pas leur niveau de compréhension, mais j'ai beaucoup appris en travaillant directement avec eux
et j'ai essayé de maintenir l'esprit d'un débutant autant que je le pouvais. Parfois Sensei me donnait aussi des instructions spécifiques.

Ma première rencontre avec Mochizuki sensei a eu lieu à Montréal en 1979 ou 1980. Il m'a appelé pour être uke et a démontré une version Aikido de O Soto Gari. Il s'est fondu dans mon coup de poing, absorbant avec un nagashi tai sabaki. Il a amené mon bras vers le bas, avancé derrière ma jambe avant en ramenant mon bras derrière mon corps. Serrant mon bras contre son corps, il a effectué une rotation sur ses deux pieds et m'amena sur sa jambe arrière, me cueillant sans même bouger sa jambe, me projetant si haut et m'amenant au sol avec une facilité déconcertante. La sensation était douce et naturelle, mais il m'avait bel et bien projeté. C'était fluide, tout en contrôle avec une utilisation de tout le corps. C'était une très belle technique.

Ensuite, il m'a demandé de lui faire kote mawashi (yuki chigae) et de le projeter evers l'avant. Alors que j'allais le projeter avec son poignet solidement verrouillé, il a enroulé mon bras en hiji kudaki. Je me retrouvais un genou au sol, penché vers l'avant avec une main libre alors que l'autre était prise en clé. Mon corps était pris dans son intégralité malgré l'absence de douleur, et j'étais incapable de bouger. Je n'avais aucun effet de levier. J'aurais peut-être pu bouger mon bras libre, mais je ne pouvais rien en faire. J'ai bien sûr été impressionné par le pouvoir subtil de Sensei, mais j''ai surtout été vraiment choqué par ce qu'il a fait ensuite. Après m'avoir laissé sortir de son hiji kudaki, il m'a dit de tenter de le projeter à nouveau avec kote mawashi, mais de pivoter loin de lui et de me tourner sur le côté pendant que j'allongeais mon lancer. Je fis ce qu'il dit, et au lieu de me contrer, il me suivit et roula comme une balle. Soixante-treize ans, 10e dan… C'était très perturbant, loin de ce à quoi je m'attendais en rencontrant un 10e dan. Il s'est relevé et a continué son cours normalement. Je viens seulement de me rendre compte que la façon dont il me faisait pivoter sur les deux pieds était la même façon qu'il avait utilisée pour me projeter avec o soto gari juste avant, ou, plus exactement, ça en était le complément ou le mouvement ura. Il avait pivoté dans un sens pour o soto gari, dans l'autre sens pour yonkyo. C'est peut-être ce qu'il voulait faire comprendre aux élèves ce jour-là… parfois, ça me prend du temps.

En ce qui concerne le Japon, une chose que je comprends mieux est le temps que Mochizuki sensei a pu consacrer au Judo et à parler de Jigoro Kano sensei après les cours d'Aikido. J'y ai longuement réfléchi et j'écris d'ailleurs actuellement un livre sur la méthode d'éducation de Kano et ses objectifs. Je crois que comprendre le Judo est essentiel pour percevoir la pratique de Mochizuki sensei. Sa méthode n'était pas conçue pour des gens coopératifs, mais pour fonctionner contre des attaquants forts, déterminés et habiles, et ce sont des qualités qu'il cultivait. Cela marchait évidemment sur des personnes qui ne résistaient pas mais, dans l'esprit de Sensei, l'attaquant de base était un dur à cuire avec une solide expérience. Gozo Shioda avait le même type de raisonnement. C'est pour cette raison que les techniques de Mochizuki sensei n'étaient pas faites pour se débarasser de personnes fortes en un seul coup, avec un petit déplacement aiki produisant un large effet. Il n'enseignait pas le fure aiki dans ses cours. On ne voyait pas non plus beaucoup de grands déplacements comme on peut en voir dans certaines techniques d'Aikido. Les techniques étaient directes et courtes. La plus longue était certainement avec o soto irimi senkai tai sabaki, où tori tourne autour de uke, souvent pour effectuer un sutemi, qui peut se terminer par un étranglement. 


Sa méthode n'était pas conçue pour des gens coopératifs, mais pour fonctionner contre des attaquants forts, déterminés et habiles, et ce sont des qualités qu'il cultivait.

Quand il n'y avait pas d'événement particulier ou de monde au dojo, Mochizuki sensei me montrait parfois certains détails ou m'expliquait des points particuliers. Il me donna un certain nombre de cours privés en Judo et sur les subtilités des techniques d'aiki, mais jamais en fure aiki. Je n'avais malhreusement pas les bases de Judo nécessaires pour réellement bénéficier en profondeur de ses instructions, qui m'auraient probablement aidé à mieux comprendre l'Aikido. Mais ses anecdotes, nombreuses et variées ainsi que ses longues explications sur Jigoro Kano, bien qu'au-delà de mon niveau de compréhension, sont restées, d'une ceraine façon. Sensei était un éducateur, au même titre que Kano, l'homme qui avait amené la Raison et la Physique dans le système d'éducation publique japonais.

Jigoro Kano, fondateur du Judo

La personnalité de Sensei avait été forgée à tout niveau par son expérience du Judo, sa longue exposition à la grande profondeur intellectuelle de Jigoro Kano la virtuosité technique de Mifune, et l'esprit féroce de Toku Sampo dans ses applications. Mochizuki sensei était un homme vigoureux et expérimenté de 32 ans quand Kano l'envoya étudier auprès de Morihei Ueshiba. Minoru Mochizuki était particulièrement entrainé pour un homme de son âge à cette époque. Sous la direction de Kano, il avait pratiqué avec les meilleurs instructeurs de plusieurs arts, mais malgré tout ce qu'il avait déjà pu voir, Ueshiba le surprit par sa force et son esprit. Il demanda à Tadashi Abe "Est-ce que tu penses que je l'aurais suivi s'il n'était pas fort?" Mais je pense qu'il croyait également qu'une personne ordinaire, sans une expérience extensive des pratiques martiales, ne pourrait possiblement s'approcher de la profondeur de l'enseignement d'Osensei. Il est lui-même passé près de la mort quand il pratiquait à ses côtés dans les années 1930-31. Il pratiqua avec Osensei seulement 12 à 18 mois, puis passa 6 mois à l'hôpital, payé par Kano sensei, avant qu'Osensei lui délivre une licence d'enseignement en Daito-ryu en 1932. C'était vraiment un accomplissement phénoménal et je pense que Mochizuki sensei en a été capable uniquement grâce à Kano, Mifune et Sampo sensei, et la force mentale qu'il en a retiré.

La personnalité de Sensei avait été forgée à tout niveau par son expérience du Judo, sa longue exposition à la grande profondeur intellectuelle de Jigoro Kano la virtuosité technique de Mifune, et l'esprit féroce de Toku Sampo dans ses applications

Je dis parfois que la méthode d'enseignement de Sensei était comme le polissage de roche. Vous mettez les morceaux de roche dans un tonneau et les faites tourner pendant plusieurs semaines jusqu'à obtenir la forme souhaitée. Sensei nous a mis en keiko avec Tezuka, Washizu et Kenmotsu sensei et avec des gens du monde entier, des gens durs, lourds et rapides qui voulaient s'améliorer en aiki et jujutsu. Beaucoup de gens venaient dans son dojo, de façon régulière ou ponctuelle, et il a utilisé cette masse de roches pour polir tous ceux qui ont bien voulu entrer dans le tonneau.

Comment enseignait Mochizuki sensei?

Comme je le disais, Mochizuki sensei avait déjà dans les 80 ans à mon arrivée, et il se reposait sur ses cadres pour enseigner. Tous savaient ce que Sensei essayait de faire et ils pratiquaient donc ses méthodes et techniques entre eux et avec le reste des élèves. Et Sensei observait la pratique depuis son canapé, sur le bord du tapis. Parfois, il montait sur le tatami pour expliquer un point particulier, puis il nous observait attentivement alors que nous appliquions ses conseils. Parfois, il prenait quelqu'un comme Uke et réalisait la technique souplement.

Quand j'étais là, je gérais généralement le salut et l'échauffement, ainsi que la première heure de pratique, sous le regard de Sensei. Nous faisisons souvent happo ken no kata, keri yon ho, des frappes des poings et des pieds sur des sacs de frappe pendus tous les quelques pieds tout autour de la salle.  C'est pendant cette première heure que nous pratiquions les te hodoki (libération de la prise de la main) et parfois suwari waza. Les shihan arrivaient en général vers la fin de cette première partie et s'échauffaient sur le côté. Nous commencions ensuite la partie technique, le plus souvent par une heure de sutemi en randori. Parfois nous passions une bonne partie de la soirée à travailler jutsuri no kata, tai sabaki no kata, ken tai ichi no kata ou hyori no kata. Nous pouvions aussi nous consacrer aux kata de Kenjutsu debout du Katori Shinto-ryu, ou à des formes de Iaijutsu. A une époque nous faisions aussi du Sumo habillés en keikogi.


David Orange devant le Kamiza du Yoseikan ©David Orange




Bien sûr, Sensei en profitait également pour donner des indications personnalisées, et je pouvais observer ces indications, souvent en tant qu'uke. J'étais toujours heureux de recevoir un enseignement direct et personnel de Mochizuki sensei en Aikido, sur ses kata, en sabre, en Judo, en Karate, etc. Chacun de ces moments me faisait comprendre plus précisément la nature de ce que nous enseignions aux élèves et les éléments plus profonds qui se cachaient derrière le flow des techniques d'Aikido. Sensei était également un thérapeute. Il avait exercé quelques années en seikotsu-in, comme rebouteux (bone-setter), et pratiquant d'une sorte de shiatsu/chiropraxie. En tant que maitre de jujutsu, il comprenait comment détruire le squelette et le réparer. Il m'expliqua un peu le koppo, l'art de briser les os et disloquer les articulations. C'était assez simple à inclure dans ses techniques habituelles. Son enseignement était rude et pouvait être utilisé en combat réel, mais vous pouviez éviter de blesser sérieusement un attaquant, même par accident. Parfois Sensei s'occupait de personnes blessées de cette manière.

Un soir, après le cours, Sensei était déjà remonté dans sa chambre, et certains d'entre nous étaient encore au dojo à pratiquer. Cela incluait notamment les trois Canadiens qui ont créé le groupe Aikido Mochizuki après leur séparation avec Patrick Augé: Roger Roy, Michel Martin et Bruno Perreault. Ils étaient à Shizuoka pour quelques semaines, trois pratiquants puissants qui s'entrainaient au Yoseikan depuis la fin des années 70. J'avais pratiqué avec eux en Alabama et au Canada plusieurs fois. Ce soir là, Roger faisait un peu de sparring avec un jeune homme du nom de Mochizuki, qui n'avait probablement aucun lien de parenté avec Mochizuki sensei. Il est dit que si vous lancez une pierre au hasard à Shizuoka, un Mochizuki ou un Unno criera "Itte!!" Il était jeune et le sparring était bon enfant, mais quand Roger a lancé un mae geri, le jeune Mochizuki le bloqua avec la main. Son visage changea et quand il ramena sa main, le petit doigt était à 90 degrés vers l'arrière... Il souffrait terriblement. Quelqu'un l'amena à l'étage voir Sensei, pendant que nous restions dans le dojo, attendant de voir ce qui allait se passer. Apres quelques minutes, la personne qui avait aidé le jeune Mochizuki descendit et dit: " Sensei demande si quelqu'un aurait un couteau de poche." Nous nous sommes regardés, surpris, mais effectivement quelqu'un en avait un et lui donna. Quand le jeune Mochizuki redsecendit les escaliers, son doigt était entouré d'une gaze ensanglantée, mais il était droit! Nous étions tous un peu effrayés, mais je n'ai jamais su que ce qui s'était passé dans la chambre de Sensei. Michel m'a dit qu'il l'ignorait également. Je me suis toujours demandé ce que Sensei avait bien pu faire avec ce couteau.


Mochizuki sensei était un pratiquant avancé de plusieurs disciplines et son Aikido Yoseikan est réputé pour son pragmatisme. Comment cela apparaissait-il dans son enseignement?

Tout d'abord, Mochizuki sensei enseignant à travers un système de te hodoki,qui consiste à se libérer de la prise de la main plutôt qu'à projeter en utilisant cette prise, comme on le voit souvent en Daito ryu. Il nous apprenait à briser la connexion immédiatement et à simultanément saisir l'adversaire et installer une technique, puis à le projeter ou à le contrôler. Il enseignait les kihon waza comme des techniques pratiques de self défense, correspondant à des attaques initiées par aite. D'abord sur une saisie de poignet directe, puis croisée, puis deux mains sur un poignet, puis deux mains sur deux poignets, puis une série d'attaques arrière. Toutes étaient réalisées avec un te hodoki spécifique, amenant à une nouvelle technique. En construisant autant d'expérience autour d'une technique, il devient aisé de reagir face à des frappes ou d'autres attaques avec plus de facilité. ensuite la technique était pratiquée librement en randori, pôlie à travers la pratique, et testée à nouveau en randori jusqu'à ce qu'elle vienne naturellement. Les randori au Yoseikan étaient spontanés et rapides, mais les défenseurs utilisaient une grande variété de techniques tout au long de la soirée. Personne n'avait de préférence pour une technique en particulier, et personne n'utilisait la même technique de façon répétée. C'était toujours intéressant de voir ce que quelqu'un allait faire le coup suivant, et dans le groupe des ceintures noires les techniques étaient réalisées à pleine vitesse. Kuro obi aikido (ceinture noire d'aikido) était le sous-titre du livre de Mochizuki sensei, Nihon Den Jujutsu Japanese Tradition Jujutsu. Cet ouvrage venait directement de ces randori.

Toutes les techniques de Mochizuki sensei étaient également construites autour des tai sabaki, cinq déplacements qui pouvaient être combinés pour créer la technique la plus appropriée à la situation, pour se déplacer avec fluidité, changer de direction soudainement, se glisser entre deux attaquants, absorber une attaque, entrer, passer derrière, ou faire le tour de l'adversaire. Chaque technique était construite sur le déplacement qui la rendait possible. Les techniques pouvaient être relativement complexes, mais au-delà de cela, le plus important était de maitriser les tai sabaki. Les tai sabaki sont à la fois courts et précisément définis car ils sont essentiels. Ils sont étudiés dans le tai Sabaki no Kata, mais leur sens profond est réellement révélé dans le Ken Tai Ichi no Kata. Il n'y a pas que les techniques qui viennent du sabre. Les tai sabaki aussi ils doivent être précis et pouvoir démarrer d'une position immoobile. Trop d'espace ou pas assez et  la distance sera inadaptée, rendant difficile la réponse aux mouvements de l'attaquant. C'est pour cette raison que Sensei insistait tant sur les tai sabaki. Ces mouvements sont courts, tout au plus un grand pas. Synchronisés à l'attaque, en particulier quand l'attaquant est mentalement, physiquement et spirituellement engagé dans sa volonte de contrôler le défenseur, le tai sabaki seul doit pouvoir surpasser l'attaquant and diviser son esprit et son corps momentanément, le laissant ouvert à une technique. La méthode des cinq tai sabaki nous apprend à éviter l'attaque, à placer le défenseur hors de vue, à rediriger le corps de l'attaquant et à placer le défenseur dans la faille de l'attaquant alors que l'énergie de son attaque s'efface. Les tai sabaki sont comme les mouvements de base d'une manoeuvre militaire, permettant à une armée ou une unité de combat  de se déplacer rapidement de façon ordonnée pour repousser l'ennemi, l'attaquer sur le flanc ou le prendre à revers. Les tai sabaki de Mochizuki sensei reflètent aussi la méthode pédagogique de Kano, étape par étape. Sensei démontrait le plus souvent de façon assez mondaine, un, deux, trois, quatre. Je pense que c'était aussi parce qu'il ne voulait pas encourager les élèves à recopier sa personnalité. Mais quand vous suiviez ces étapes pas à pas et vous entrainiez de manière réaliste, puis appliquiez la technique en randori, vous découvriez rapidement que la technique résultante était fluide, rapide et dévastatrice. Beaucoup de problèmes trouvent leur source dans une faible compréhension des tai sabaki et dans leur mauvaise utilisation dans la construction de la technique. Les raffiner jusqu'à obtenir une précision automatique est la clé pour réaliser une bonne technique en Yoseikan.

 Ken Tai Ichi no Kata

Je pense que le pragmatisme de Sensei lui venait de Jigoro Kano sensei, et de sa forte motivation à developper des individus érudits et indomptables pour faire progresser la société. Kano avait pratiqué le jujutsu suite à son exposition à des hareleurs dans ses jeunes années, et son but en enseignant la self défense était que les érudits puissent travailler à leurs recherches sans ietre inquiétés par des harceleurs. Chaque technique devait fonctionner, car l'alternative était de perdre face à un harceleur dans la réalité, alors que gagner signifiait mettre un coup d'arrêt à son pouvoir de nuisance. Mais Kano avait également fait de sa méthode de jujutsu un moyen pour enseigner la Raison et la Physique. Cette méthode développa des adeptes comme Toku Sampo et Kyuzo Mifune, qui furent au sommet du Kodokan, ainsi que les milliers d'hommes forts qui ont pratiqué sous leur direction. Ils avaient déjà très fortement influencé le caractère de Mochizuki sensei avant son arrivée comme uchi deshi chez Morihei Ueshiba, et c'est sûrement pour cela qu'OSensei lui disait regulièrement "je dois sans cesse changer mes techniques à cause de vous."

Sensei nous avait raconté une anecdote à propos de Toku Sampo, coupant l'un de ses enseignants de Kendo avec un sabre quand il n'était encore qu'un jeune garçon. L'enseignant insistait pour que chaque élève l'attaque avec un sabre, et il fut très perturbé par le refus de Sampo. Mais Sampo n'était pas un garçon à prendre à la légère et, forcé d'attaquer, il coupa son enseignant à la tête. Vous comprenez ce que je veux dire par "ce type de personne"... Mochizuki sensei à 23 ans, avec également une expérience en Katori Shinto-ryu, aurait probablement été très difficile à gérer pour n'importe qui. Et il essayait de rester aussi réaliste que possible pour OSensei.



Minoru Mochizuki
Il était aussi inspiré par Kano sensei, qui enseignait étape par étape, présentant la technique idéale comme une suite de mouvements individuels, passant d'une position à l'autre, jusqu'à la finalisation de la technique. Atteindre cet idéal était une question de rationalisation et de physique. Pour autant, quand Kano vit Ueshiba démontrer le Daito-ryu aikijujutsu, il déclara qu'il s'agissait de son "idéal du budo", et envoya rapidement après le jeune Mochizuki, alors âgé de 23 ans, l'apprendre, l'analyser, le maitriser, et se préparer à l'enseigner au Kodokan. C'est pour cela que Mochizuki sensei enseignait en divisant la technique par étapes. Mais le randori cultivait ensuite la fluidité. Chaque technique d'aikido était comme une stratégie militaire et permettait une contre attaque amenant à une victoire immédiate. C'était l'approche de Mochizuki sensei du katsu hayahi (jour de la victoire instantanée), un terme populaire dans les cercles de l'Aikido mais que je n'ai jamais entendu Sensei utiliser.

J'ai probablement donné une fausse impression que Mochizuki sensei n'enseignait pas les méthodes de te no uchi. Il ne le faisait pas dans les premiers niveaux, où il leur préférait les te hodoki. Mais nous pratiquions des techniques et des contres par te no uchi en suwari waza. Nous en faisions énormément, sur le même modèle que chez OSensei, Kodo Horikawa sensei, Seigo Okamoto sensei ou d'autres. Mais encore une fois, c'était étape par étape. On ne projetait pas en utilisant la saisie adverse par exemple. C'était un travail technique et Mochizuki sensei avait développé des séries techniques. Par exemple, face à face en seiza, sur une saisie des deux poignets, Sensei amenait ses paumes de mains ensemble et les amenait en gassho vers la gorge de l'attaquant, avant d'amener une de ses mains à côté du genou de l'attaquant et l'autre sur le côté de sa tête, l'amenant au sol par tenchi nage. Toutes les techniques pouvaient être effectuées en suwari waza, avec projection et immobilisation. Mais aucune ne reposait sur la simple saisie de Uke.

Les randori d'Aikido au dojo Yoseikan étaient un véritable défi. Si votre technique n'était pas suffisamment précise et qu'uke avait l'opportunité de s'échapper, il résistait et continait à attaquer. Vous finissiez au sol rapidement, cherchant tous les deux une clé ou un étranglement. Si uke gagnait, il vous attaquait de nouveau. Si vous gagniez, le prochain attaquant lançait son attaque. Mais ces affrontements étaient amicaux. Sincères mais pas comparables à ce qui se fait à l'UFC par exemple. Plus comme du judo, sans prix ou point pour le gagnant. Juste de la fatigue. Les attaques pouvaient aussi bien venir du karate, que du judo, du jujutsu, ou utiliser des armes (bokken, bo, tambo, couteau, pistolet ou baïonnette). Il n'y avait pas d'esprit de compétition, mais une envie de se dépasser. Cela développait un Aikido fluide, avec un focus sur le contrôle immédiat d'aite.

Les randori d'aikido au dojo Yoseikan étaient un véritable défi. Si votre technique n'était pas suffisamment précise et qu'uke avait l'opportunité de s'échapper, il résistait et continait à attaquer. Vous finissiez au sol rapidement, cherchant tous les deux une clé ou un étranglement.

Le plus incroyable est que c'était vraiment amusant! On entendait souvent des rires dans le dojo, et ce même si l'atmosphère était souvent sombre et sérieuse. Des choses inattendues et surprenantes arrivaient dans toutes ces confrontations, avec des gens venus de tous les pays et s'attaquant de toutes leurs forces avec des techniques issues de différents arts martiaux. C'était parfois tellement exceptionnel que l'on ne pouvait que rire. C'était incroyable d'être à cet endroit et je me suis toujours senti chanceux d'avoir pu assister à cela. Une fois par exemple, Murai sensei était là. Il habitait hors de la ville et ne pouvait pas se rendre souvent aux cours du hombu, mais il passait de temps en temps. Il était le plus ancien élève de Mochizuki sensei, depuis les années 1950, et faisait toujours des randori de sutemi pendant une heure alors qu'il était septagénaire. Il était déjà un ancien quand Akira Tezuka, Terumi Washizu et Hiroaki Kenmotsu ont rejoint le Yoseikan et il leur avait enseigné l'Aikido et le sabre. Il avait aussi été l'enseignant de Demizu sensei. Tous étaient de très bons pratiquants, fluides et précis, avec un bon niveau en Aikido, Judo, Karate, sabre et Kobudo. Murai sensei avait aussi pratiqué avec Osensei quand il se rendait à Shizuoka. Parfois il utilisait le fure aiki, projeter en utilisant la saisie de la main. Il a réalisé ces techniques plusieurs fois sur moi et c'était toujours tellement surprenant que je ne pouvais qu'en rire. Et lui sourait toujours. Il aimait surprendre les gens et les faire rire. Mais lorsque vous lui faisiez face avec un sabre, on aurait dit qu'un Tengu était venu vous chercher.

J'aimais aussi pratiquer avec Washizu sensei, dont les techniques étaient fluides, décisives et irrésistibles. Il faisait toujours très attention quand Mochizuki sensei parlait et était souvent celui qui démontrait pour Sensei. Il était aussi avec moi quand j'ai passé mon shodan au kodokan. Il souriat toujours, et dans les randori d'Aikido il avait toujours l'air d'avoir une surprise pour vous. Il se tenait debout normalement, très détendu, mais il se déplaçait comme un chat. Quand l'attaque débutait, il bondissait sur vous pour réaliser un sutemi avec o soto irimi senkai. C'était comme regarder un guépard attaquer une antilope. De tous les élèves de Sensei, il semblait être celui avec le plus d'affinités pour les sutemi waza. Depuis un sutemi, il roulait le plus souvent sur son uke, avec un étranglement déjà en place,  et il pouvait se relever et s'éloigner aisémen. Je n'ai jamais entendu qu'il ait eu des confrontations avec qui que ce soit. En y repensant, je ne crois pas l'avoir entendu à propos de qui que ce soit dans le dojo.


Photo de groupe devant le Kamiza en 1990
©David Orange


A l'époque où je vivais au dojo, la famille Gracie s'entrainait et combattait en Californie, attirant l'attention du monde martial, affrontant tous les volontaires, arts et styles dans des combats avec un prix de $50,000 pour quiconque serait capable de les vaincre. Les décharges des combattants autorisaient les Gracie à utiliser les vidéos des combats. Ils n'ont jamais eu besoin de payer qui que ce soit et ont gagné beaucoup d'argent en revendant les vidéos à travers des publicités dans Black Belt et d'autres magazines. De cette manière, ils ont obtenu un financement mais aussi des milliers d'élèves à travers le monde. C'était avant les premiers UFC et ils commençaient tout juste à avoir de l'influence. Je trouvais des magazines au dojo ouverts sur une séquence de photo de sutemi inhabituels que les Gracie faisaient à cette époque, tous se terminant sur la soumission du Uke. Les pratiquants du Yoseikan étaient curieux et plusieurs d'entre eux commencèrent à étudier ces sutemi. Mochizuki sensei aurait fait ces recherches lui-même s'il avait été plus jeune. Je remarque que 30 ans plus tard, on ne trouve plus de mention de ce travail chez les Gracie. Mais les gens du Yoseikan s'intéressaient vraiment à leur approche en ce temps. Dès qu'un pratiquant venait au dojo et réalisait une technique inhabituelle, ou qui deviait du standard, Sensei lui demandait de l'expliquer au groupe, puis tout le monde essayait de la réaliser, et aussi d'y trouver des contres possibles. C'était l'esprit là bas. Ca devait fonctionner contre des combattants déterminés, et chercher était le seul moyen de se trouver soi-même. Nous travaillions dur et transpirions en conséquence, mais nous n'essayions pas de nous mettre KO ou de nous briser les os pour autant.

Dès qu'un pratiquant venait au dojo et réalisait une technique inhabituelle, ou qui deviait du standard, Sensei lui demandait de l'expliquer au groupe, puis tout le monde essayait de la réaliser, et aussi d'y trouver des contres possibles. C'était l'esprit là bas.

Tu as eu l'opportunité de pratiquer régulièrement avec les "piliers" du Yoseikan: Murai, Washizu, Tezuka sensei, etc. Ça a du être une expérience exceptionnelle.

Comme je le disais, Murai sensei n'était pas toujours là. Les activités quotidiennes du dojo était gérées par  Tezuka, Washizu, Kenmotsu and Akahori sensei ainsi qu'un certain nombre d'autres pratiquants. Akahori sensei donnait les cours de Judo le weekend, et parfois d'Aikido dans la foulée. Il était souvent là. La plupart des cours d'Aikido étaient donnés par Tezuka, Washizu et Kenmotsu sensei, sous la supervision de Mochizuki sensei.

Il y avait aussi un certain nombre de pratiquants qui venaient fréquemment mais enseignaient rarement. Beaucoup d'entre eux ont obtenu le Menkyo Okuden de Mochizuki sensei, au même moment que les autres. Et cela inclue des enseignants qui vivaient à l'étranger et revenaient comme des comètes qui suivent un long orbite, des gens comme Shoji Sugiyama en Italie. Patrick Augé également, qui a passé de nombreuses années avec toutes ces personnes pendant que Mochizuki sensei définissait sa synthèse martiale, synthèse que je pense être la résurrection du Gyokushin-ryu Jujutsu en Gyokushin-ryu Aikijujutsu. C'était un art unique par son travail sphérique et mes 14 ans de pratique avec Patrick Augé m'ont vraiment permis de pouvoir pratiquer aussi dur que possible dans le dojo de Mochizuki sensei. L'enseignement de Patrick reflétait parfaitement ce qui se passait au Hombu dojo dans les années 1990. Il avait été associé au travail de Mochizuki sensei, mêlant constamment Karate, Judo, Jujutsu, Aikido et sabre depuis la fin des années 60, après avoir pratiqué quelques années en France avec Hiroo Mochizuki. Patrick avait une compréhension profonde du système et a reçu le certificat Okuden le même jour que Murai, Tezuka, Washizu, Kenmotsu et une quinzaine d'autres anciens. Cette vingtaine de pratiquants, et beaucoup d'autres, sont les piliers du Yoseikan car ils sortaient du lot. Et quand ils entraient dans le dojo, ils étaient respectés. C'est Mochizuki sensei qui avait fait d'eux ces hommes, ou du moins il les avait formés de son mieux, comme hommes et comme pratiquants. C'était un véritable géant. Peut-être pas au niveau de Jigoro Kano, mais certainement dans sa lignée: un éducateur qui a consacré sa vie à développer des individus et à améliorer l'humanité. Et au final ce sont ces personnes qu'il a utilisées pour enseigner, ce sont eux qui démontraient son travail en général.

Menkyo Okuden de Washizu Terumi. Les autres récipiendaires sont indiqués sur la gauche
©Olivier Desrochers

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