Est-il suffisant d’être fort?
La pratique des arts martiaux est construite autour d’un certain nombre de mythes fondateurs, parmi lesquels la capacité du faible à vaincre le fort, grâce à une technique supérieure, une stratégie plus poussée, ou encore une lecture de la situation plus fine. Et il est évident que la pratique martiale doit permettre de vaincre des ennemis plus forts et potentiellement plus nombreux, sinon à quoi bon? « Ne travaillez pas en force » est donc un conseil récurrent que l’on peut entendre à juste titre dans les dojos, encourageant les pratiquants à se concentrer sur la qualité de leur technique, de leur mouvement et la lecture de la situation.
Pour autant, peut-on considérer qu’un corps « faible » est souhaitable dans un cadre martial? La réponse semble aller de soi. Il est d’ailleurs opportun de regarder du côté des maîtres du passé et de réaliser à quel point leurs corps pouvaient être puissants. Certains comme Morihei Ueshiba ont d’ailleurs débuté la pratique martiale pour renforcer un corps à l’origine chétif, au point d’atteindre une masse de 80kgs pour 1m55 lors de son passage à l’armée. Ueshiba à cette époque était déjà extrêmement réputé pour sa puissance physique, à la suite d’un entrainement poussé lors duquel il portait de lourds sacs de riz et effectuait de longues marches et des courses de résistance.
Ueshiba n’est pas le seul dans ce cas. Yukiyoshi Sagawa, contemporain du fondateur de l’Aïkido et autre élève célèbre de Sokaku Takeda, est connu pour sa pratique intensive des tanren et la très grande puissance de son corps jusqu’à un âge avancé. Puissance qui n’était pourtant pas ressentie par ses élèves qui semblaient être déséquilibrés presque par magie.
Et ces deux exemples ne sont que le sommet de l’iceberg.
Sagawa sensei décrivait les Tanren comme la pierre angulaire de sa pratique, l’élément qui lui avait permis d’atteindre l’Aïki. Il a accumulé de nombreux Tanren jusqu’à la fin de sa vie, qu’il pratiquait quotidiennement plusieurs heures par jour. Certains exercices se voyaient répétés plusieurs centaines de fois au quotidien, tandis que certains étaient pratiqués plusieurs milliers de fois.
Il est intéressant de noter que Sagawa sensei précisait également qu’à défaut d’être capable de réaliser l’Aïki, il était nécessaire d’au moins développer un corps suffisamment puissant pour être efficace dans la grande majorité des situations.
Et puis j’ai rencontré Akuzawa Minoru, le fondateur de l’Aunkai, un maître dont la puissance dépassait de loin tout ce que j’avais pu voir ou ressentir par le passé et qui semblait dé-corrélée de son gabarit. J’ai immédiatement été stupéfait par ce corps, conditionné par les Tanren, qui semblait bouger de manière unifiée, sans utilisation excessive de force. Visuellement même, ce corps semblait différent, comme s’il avait été construit suivant des modalités différentes du mien. Au contact, Akuzawa sensei dégageait une puissance incomparable, irrésistible, effrayante même, et qui ne correspondait pas aux 60kgs annoncés…
La méthode de conditionnement par les Tanren étant relativement simple, il est facile de s’y jeter à corps perdu et de se complaire dans les premiers résultats obtenus. Obtenir un corps fort, comparativement à des pratiquants n’effectuant pas le même genre de travail, est aisé et relativement rapide à condition de pratiquer de façon régulière. C’est également un piège car il est satisfaisant de se sentir capable de bloquer ses partenaires du jour, même si c’est en réalité puéril et de peu d’intérêt. Le piège consiste également à croire que, parce qu’il devient facile de bouger des partenaires n’étant pas aussi conditionnés, la direction choisie est nécessairement la bonne et que le conditionnement est l’alpha et l’oméga de la pratique martiale. Typiquement en Aunkai, être bon en Push Out (poussées de mains) n’a qu’un intérêt très limité. Push Out est un outil qui permet de comprendre comment les forces entrent et sortent. Si c’est déjà beaucoup, ça n’est évidemment pas la réalité du combat et confondre l’outil et l’objectif ne peut qu’amener à une désillusion sévère.
Le fait est qu’Akuzawa organise son corps d’une façon très particulière, au dojo comme en dehors. Il suffit d’ailleurs d’observer au quotidien comment il prend un verre, comment il marche, ou comment il ouvre une porte, des activités qui ne requièrent pas de conditionnement particulier et qui sont donc beaucoup plus liées à une façon générale d’utiliser le corps. Je me suis par exemple rendu compte qu’il créait systématiquement de l’espace dans son corps, ce qui lui permettait de bouger librement. En même temps, il organisait son corps d’une manière différente, particulièrement notable lorsque l’on observe la relation existante entre sa nuque, sa poitrine et ses hanches. Enfin, si les Tanren permettent de créer un corps que l’on peut qualifier d’unifié, la réalité est qu’il l’utilise le plus souvent de façon dissociée, en créant un délai entre les différentes parties. Tous ces éléments combinés lui permettent de transmettre une force d’un autre genre, plus difficile à appréhender par le corps qui la reçoit, et donc incroyablement plus difficile à contrer.
La répétition quotidienne des Tanren permet au minimum de développer un corps puissant et dont les segments fonctionnent en harmonie. C’est un premier pas vers la création d’un corps martial. Mais bien au-delà de développer un corps fort, les Tanren ont le potentiel de nous réapprendre à nous mouvoir, à nous tenir debout, nous asseoir, marcher. C’est cette modification de l’utilisation du corps que l’adepte doit rechercher pour atteindre le plus haut niveau.
Si un corps fort est souhaitable, il ne permet pas de faire l’impasse sur des éléments tels que le rythme (hyoshi), la distance et le temps (maai), la perception du mouvement et de l’intention adverses (yomi). Il ne permet pas non plus de faire l’impasse sur la capacité à se mouvoir : un corps fort mais statique n’est rien de plus qu’une cible facile. En Taijutsu, cette limite posera moins de problèmes, puisqu’il est possible d’absorber des frappes ou des saisies de façon relativement sure. Ça ne sera en revanche pas le cas dès lors que des armes rentreront dans l’équation : difficile d’imaginer absorber une coupe au sabre ou une pique au tanto, même avec le corps le plus conditionné qui soit. Il est des forces que nous ne pouvons pas absorber. Pour cette raison, et dans le souci d’aller le plus loin possible dans la pratique, il est utile de toujours considérer notre adversaire comme potentiellement armé. Les statistiques des agressions au couteau montrent que dans la majeure partie des cas, les victimes n’ont pas vu l’arme. Il parait donc légitime, sans aller jusqu’à donner dans la paranoïa, de considérer que lors d’un affrontement, une arme peut être dissimulée et qu’il faudra donc être mobile, percevoir les mouvements adverses et prendre un ascendant rapide, avant d’être fort.
Pour autant, peut-on considérer qu’un corps « faible » est souhaitable dans un cadre martial? La réponse semble aller de soi. Il est d’ailleurs opportun de regarder du côté des maîtres du passé et de réaliser à quel point leurs corps pouvaient être puissants. Certains comme Morihei Ueshiba ont d’ailleurs débuté la pratique martiale pour renforcer un corps à l’origine chétif, au point d’atteindre une masse de 80kgs pour 1m55 lors de son passage à l’armée. Ueshiba à cette époque était déjà extrêmement réputé pour sa puissance physique, à la suite d’un entrainement poussé lors duquel il portait de lourds sacs de riz et effectuait de longues marches et des courses de résistance.
Morihei Ueshiba, un corps développé par et pour la pratique martiale |
Ueshiba n’est pas le seul dans ce cas. Yukiyoshi Sagawa, contemporain du fondateur de l’Aïkido et autre élève célèbre de Sokaku Takeda, est connu pour sa pratique intensive des tanren et la très grande puissance de son corps jusqu’à un âge avancé. Puissance qui n’était pourtant pas ressentie par ses élèves qui semblaient être déséquilibrés presque par magie.
Et ces deux exemples ne sont que le sommet de l’iceberg.
Renforcer son corps est une évidence dans les arts martiaux
Toutes les pratiques martiales incluent un travail de renforcement spécifique: il peut s’agir de Suburi pour les écoles d’armes, de Tanren, d’exercices avec des outils agricoles pour les Karate d’Okinawa, de positions comme Mabu dans les arts chinois, ou même d’exercices comme la série ikkyo-gokkyo en Aïkido qui permet notamment aux pratiquants de renforcer leurs corps en recevant des techniques de plus en plus poussées.Sagawa sensei décrivait les Tanren comme la pierre angulaire de sa pratique, l’élément qui lui avait permis d’atteindre l’Aïki. Il a accumulé de nombreux Tanren jusqu’à la fin de sa vie, qu’il pratiquait quotidiennement plusieurs heures par jour. Certains exercices se voyaient répétés plusieurs centaines de fois au quotidien, tandis que certains étaient pratiqués plusieurs milliers de fois.
Sagawa sensei dans la trentaine
« Vous devez entrainer votre corps pendant des décennies, vous devez perpétuellement conditionner votre corps, ou vous ne pourrez pas « comprendre » de quoi il s’agit. […] Même si vous pratiquez intensément chaque jour, en essayant différentes approches, il vous faudra au moins 20 ans avant que votre corps soit suffisamment conditionné. Peu importe à quel point vous vous entrainez durement, il est impossible pour votre corps d’être suffisamment préparé après juste une dizaine d’années de pratique. Et si votre corps n’est pas suffisamment conditionné, votre technique ne fonctionnera pas ».
Sagawa sensei dans La Force Transparente de Tatsuo Kimura.
Il est intéressant de noter que Sagawa sensei précisait également qu’à défaut d’être capable de réaliser l’Aïki, il était nécessaire d’au moins développer un corps suffisamment puissant pour être efficace dans la grande majorité des situations.
Une certaine vision de l’efficacité martiale
A mes débuts, adolescent et plein de testostérone, j’ai très vite cherché à me renforcer physiquement. Probablement de la pire des façons, sans peu de connaissances du sujet, et sans vraiment comprendre que la pratique martiale demande un corps construit de manière très spécifique, en fonction des objectifs de la discipline pratiquée.Et puis j’ai rencontré Akuzawa Minoru, le fondateur de l’Aunkai, un maître dont la puissance dépassait de loin tout ce que j’avais pu voir ou ressentir par le passé et qui semblait dé-corrélée de son gabarit. J’ai immédiatement été stupéfait par ce corps, conditionné par les Tanren, qui semblait bouger de manière unifiée, sans utilisation excessive de force. Visuellement même, ce corps semblait différent, comme s’il avait été construit suivant des modalités différentes du mien. Au contact, Akuzawa sensei dégageait une puissance incomparable, irrésistible, effrayante même, et qui ne correspondait pas aux 60kgs annoncés…
La méthode de conditionnement par les Tanren étant relativement simple, il est facile de s’y jeter à corps perdu et de se complaire dans les premiers résultats obtenus. Obtenir un corps fort, comparativement à des pratiquants n’effectuant pas le même genre de travail, est aisé et relativement rapide à condition de pratiquer de façon régulière. C’est également un piège car il est satisfaisant de se sentir capable de bloquer ses partenaires du jour, même si c’est en réalité puéril et de peu d’intérêt. Le piège consiste également à croire que, parce qu’il devient facile de bouger des partenaires n’étant pas aussi conditionnés, la direction choisie est nécessairement la bonne et que le conditionnement est l’alpha et l’oméga de la pratique martiale. Typiquement en Aunkai, être bon en Push Out (poussées de mains) n’a qu’un intérêt très limité. Push Out est un outil qui permet de comprendre comment les forces entrent et sortent. Si c’est déjà beaucoup, ça n’est évidemment pas la réalité du combat et confondre l’outil et l’objectif ne peut qu’amener à une désillusion sévère.
La pratique des Tanren va bien au-delà du conditionnement physique
Au fur et à mesure des années auprès d’Akuzawa sensei et de ses plus proches élèves, je me suis rendu compte que son conditionnement n’était qu’une partie de ce qui le rendait si spécial, et j’ai commencé à regarder le reste avec beaucoup plus d’intérêt. A fortiori parce qu’en tant qu’ancien gymnaste et combattant de haut niveau, Akuzawa sensei a des qualités physiques bien au-delà des miennes et qu’il semble improbable de pouvoir le rattraper sur ce point.Le fait est qu’Akuzawa organise son corps d’une façon très particulière, au dojo comme en dehors. Il suffit d’ailleurs d’observer au quotidien comment il prend un verre, comment il marche, ou comment il ouvre une porte, des activités qui ne requièrent pas de conditionnement particulier et qui sont donc beaucoup plus liées à une façon générale d’utiliser le corps. Je me suis par exemple rendu compte qu’il créait systématiquement de l’espace dans son corps, ce qui lui permettait de bouger librement. En même temps, il organisait son corps d’une manière différente, particulièrement notable lorsque l’on observe la relation existante entre sa nuque, sa poitrine et ses hanches. Enfin, si les Tanren permettent de créer un corps que l’on peut qualifier d’unifié, la réalité est qu’il l’utilise le plus souvent de façon dissociée, en créant un délai entre les différentes parties. Tous ces éléments combinés lui permettent de transmettre une force d’un autre genre, plus difficile à appréhender par le corps qui la reçoit, et donc incroyablement plus difficile à contrer.
La répétition quotidienne des Tanren permet au minimum de développer un corps puissant et dont les segments fonctionnent en harmonie. C’est un premier pas vers la création d’un corps martial. Mais bien au-delà de développer un corps fort, les Tanren ont le potentiel de nous réapprendre à nous mouvoir, à nous tenir debout, nous asseoir, marcher. C’est cette modification de l’utilisation du corps que l’adepte doit rechercher pour atteindre le plus haut niveau.
La formation du corps va bien au-delà du conditionnement en offrant la possibilité de réorganiser notre corps en profondeur |
La capacité à générer et absorber des forces n’est qu’un élément parmi d’autres
Etre capable de générer de la puissance pour affecter une tierce personne, ou d’absorber les forces qui sont appliquées sur notre corps est à la base de toute pratique martiale. En revanche, s’il s’agit d’un élément essentiel de la pratique, ça ne reste qu’un élément parmi un grand nombre d’autres, exception faite de cas très particuliers comme un lancier en première ligne d’un champ de bataille dont la mission est avant tout d’être capable de gérer les forces en présence pour préserver la position de son armée.Si un corps fort est souhaitable, il ne permet pas de faire l’impasse sur des éléments tels que le rythme (hyoshi), la distance et le temps (maai), la perception du mouvement et de l’intention adverses (yomi). Il ne permet pas non plus de faire l’impasse sur la capacité à se mouvoir : un corps fort mais statique n’est rien de plus qu’une cible facile. En Taijutsu, cette limite posera moins de problèmes, puisqu’il est possible d’absorber des frappes ou des saisies de façon relativement sure. Ça ne sera en revanche pas le cas dès lors que des armes rentreront dans l’équation : difficile d’imaginer absorber une coupe au sabre ou une pique au tanto, même avec le corps le plus conditionné qui soit. Il est des forces que nous ne pouvons pas absorber. Pour cette raison, et dans le souci d’aller le plus loin possible dans la pratique, il est utile de toujours considérer notre adversaire comme potentiellement armé. Les statistiques des agressions au couteau montrent que dans la majeure partie des cas, les victimes n’ont pas vu l’arme. Il parait donc légitime, sans aller jusqu’à donner dans la paranoïa, de considérer que lors d’un affrontement, une arme peut être dissimulée et qu’il faudra donc être mobile, percevoir les mouvements adverses et prendre un ascendant rapide, avant d’être fort.
Une condition nécessaire mais pas suffisante ?
En conclusion, un corps fort semble bien souvent une première étape dans la pratique martiale, qui accompagne la découverte d’une nouvelle façon de se tenir et de bouger. Par bien des côtés, il s’agit sans doute d’une étape superficielle, qui peut entretenir l’ego en amenant des résultats rapides dans un contexte fermé. Malgré tout, il serait dangereux d’ignorer totalement cette étape, par laquelle les plus grands adeptes sont passés.
Cet article est initialement paru dans Dragon Magazine Spécial Aikido en octobre 2019.
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A bientôt