Suwari waza – une pratique obsolète?

Le travail à genoux en Aïkido est décrié, au point que nombre de pratiquants et d’enseignants ont fait le choix de l’éluder complètement, alors que d’autres le jugent absolument nécessaire. Dans tous les cas, comprendre la cohérence du système étudié et les raisons d’être des différentes parties est une nécessité pour éviter d’éliminer des parties utiles, ou de perdre le sens des parties restantes.

Les mythes associés au Suwari Waza

Pour les défenseurs de la tradition comme ses opposants, le Suwari Waza 座り技 est régulièrement perçu comme un vestige du passé, un élément traditionnel issu d’une culture dans laquelle la position agenouillée est habituelle. Les gardiens du temple souhaitant donc évidemment garder ce travail, alors que les pratiquants défenseurs d’une pratique qui évolue avec son temps auront tendance à lui trouver moins de crédit à une époque où la chaise est dominante. Je ne me considère personnellement pas comme traditionaliste, et j’ai du mal à accepter que l’on puisse faire les choses pour une simple question de tradition. En revanche, il me semble essentiel de regarder plus en profondeur si les éléments que nous percevons comme de simples vestiges d’une tradition passée n’ont pas originellement été établis pour des raisons beaucoup plus profondes, et dans le cas qui nous intéresse si le Suwari Waza ne permet pas de développer certaines qualités utiles dans la pratique de l’Aïkido.

Parmi les nombreuses justifications de l’emploi du Suwari Waza, le renforcement des jambes et des hanches est l’une des plus courantes. Là encore, cette explication est relativement limitée: comment est-ce que la pratique à genoux contribue-t-elle à renforcer les jambes et les hanches? N’y a-t-il pas de méthodes plus efficaces tout en étant moins dangereuses pour les genoux? Le simple fait que nombre d’Aïkidoka aient des problèmes de genoux après plusieurs années de pratique m’a toujours laissé songeur.

Une troisième explication régulièrement entendue est que le travail à genoux serait une préparation au Ne Waza. Argument dangereux à mon avis, je connais peu d’Aïkidoka qui s’en sortiraient honorablement aux sol face à un pratiquant même peu avancé de Jiu Jitsu Brésilien…

Ueshiba Morihei



Le Suwari Waza, plus facile pour les japonais?

S’il est souvent entendu que la difficulté à tenir le Seiza et à pratiquer le Suwari Waza est essentiellement due à des différences corporelles entre les japonais et les non-japonais, il est important de noter que même parmi les japonais, les avis ne sont pas convergents. Parmi eux, Gaku Homma, qui fut l’un des derniers Uchi-Deshi d’Osensei et enseigne aux Etats Unis, a la particularité de ne plus enseigner Suwari Waza à ses élèves, considérant que cette pratique est plus néfaste que bénéfique. Dans un article écrit il y a une dizaine d’années, il se montre particulièrement critique.

« En tant que pratiquant actif d’arts martiaux, je souhaite évoquer dans cet article le problème des "genoux". Chez les Aïkidoka en particulier, les genoux sont la partie du corps qui a subi le plus de dommages et qui a causé le plus de problèmes à beaucoup. Lors de mes voyages dans différents pays à travers le monde, je rencontre constamment des gens qui ne peuvent plus s’asseoir en seiza et qui portent des genouillères à cause de problèmes de genoux liés à leur pratique de l’Aïkido. J’ai rencontré des élèves dont les genoux étaient si abimés qu’ils ne pouvaient plus les plier, et encore moins s’asseoir en seiza. »

« Les problèmes de genoux ne sont pas l’apanage des non-japonais. Il y a eu des Aikidoka haut gradés japonais célèbres, vivant au Japon et à l’étranger souffrant de problèmes de genoux durant leur carrière. C’est une chose de développer des problèmes aux genoux avec l’âge, mais de nombreux enseignants d’Aïkido ont développé ces problèmes via la pratique abusive du suwari waza… et ils avaient pourtant l’avantage d’un héritage culturel les préparant à la pratique. »

La question de la physiologie est ici clairement remise en cause, mais on notera cependant que Gaku Homma critique plus particulièrement une pratique à genoux excessive. A cela j’ajouterai deux éléments. Le premier est le type de mouvement réalisé en Suwari Waza: si la pratique à genoux est présente dans de nombreuses Koryu, c’est seulement en Aïkido que l’on retrouve de grands mouvements circulaires dans cette position. Le plus souvent dans les anciennes écoles de Jujutsu, les mouvements au sol sont particulièrement restreints. Le deuxième élément est l’épaisseur et la mollesse des tatami: les Koryu ne pratiquaient pas forcément sur tatami, et lorsqu’elles le faisaient elles utilisaient des tatami autrement plus durs que ceux que nous utilisons aujourd’hui. Si ces tatamis modernes rendent les chutes moins dévastatrices, ils ont aussi pour conséquence de permettre à l’articulation du genou de s’enfoncer. Les grands mouvements circulaires appliqués dans ces conditions peuvent donc avoir des conséquences fâcheuses si le genou se retrouve coincé pendant la rotation. A fortiori si le poids du corps tombe dans les genoux, ce qui est une erreur courante.

Gaku Homma ajoute que les enseignants japonais des années 60 et 70 qui partaient enseigner à l’étranger, recevaient des consignes particulières : «  Rappelez-vous que nombre des nouveaux élèves que vous aurez seront plus forts que vous physiquement. Les techniques en suwari waza seront difficiles pour eux, donc les pratiquer vous donnera un avantage en dépit de votre différence de taille. Pour avoir un plus grand contrôle sur vos élèves, pratiquez le suwari waza. Et pendant les examens, si vous testez des élèves que vous n’appréciez pas particulièrement, faites les passer en dernier, et faites les attendre leur tour en seiza. »

Simplifier l’apprentissage pour les débutants

Pourtant, malgré toutes ces critiques, si le travail à genoux est présent en Aïkido ainsi que dans de nombreuses écoles anciennes, il est évident qu’il doit avoir une utilité réelle. Parmi elles, je crois que la simplification de l’apprentissage pour les débutants est la plus évidente.
Les techniques d’Aïkido nécessitent une bonne synchronisation générale. Le haut et le bas du corps doivent pouvoir travailler correctement ensemble, alors que Tori doit s’appliquer à s’harmoniser à l’attaque de son partenaire et realiser un mouvement respectant un grand nombre de critères techniques. Sans une excellente coordination de base, c’est particulièrement difficile, voire frustrant pour un débutant.

Si j’ai personnellement longtemps détesté le Suwari Waza pour les douleurs aux genoux qu’il m’occasionnait, j’y ai trouvé un réel intérêt pédagogique en particulier avec mes élèves les moins à l’aise avec leur corps. Pour Tori, le travail à genoux permet de ne pas avoir à se préoccuper de la connexion entre le haut et le bas du corps, les jambes ayant un rôle désormais limité et les hanches se plaçant correctement beaucoup plus naturellement. Se faisant il devient plus simple de se concentrer uniquement sur le haut du corps, et le mouvement des mains. De même les réactions possibles du partenaire étant limitées, le travail ne s’en retrouve que simplifié d’avantage. Mais c’est également une simplification utile pour un débutant prenant le rôle d’Uke et qui se retrouve à devoir chuter d’une position beaucoup plus basse et donc moins effrayante.

Simplifier l’apprentissage pour les débutants


Améliorer sa mobilité

Il y a quelques années lors d’un stage, Akuzawa sensei nous expliquait qu’au Sagawa dojo il était courant de pratiquer Age Te (Suwari Waza Kokyu Ho) pendant trois heures d’affilée. S’il ne semblait pas particulièrement enthousiasmé par l’idée, il remarquait cependant que les débutants ressentaient de vives douleurs, notamment aux chevilles et aux genoux, et avaient du mal à garder la position pendant plus de quelques minutes. Il notait en revanche que les avancés avaient développé une grande mobilité dans leurs articulations et en particulier au niveau des hanches. Il est important de noter qu’il ne s’agissait pas d’une mobilité de type « Shikko » avec de grands mouvements circulaires qui ont tendance à abimer les genoux plus qu’autre chose.

En Aunkai, de nombreux exercices se pratiquent d’ailleurs à genoux meme s’ils sont le plus souvent pratiqués en stage, le Hombu dojo n’ayant pas de tapis. On y retrouve évidemment Age Te, mais aussi des exercices dans lesquels les deux pratiquants partent un genou au sol et qui permettent de travailler plus spécifiquement sur cette recherche de mobilité et sur la transition avec le Ne Waza. Certains Tanren (exercices solo) de la méthode, en particulier Shiko et Tenchijin, sont également travaillés à genoux pour cette même raison.

Être capable de se relever sans pousser dans le sol

Si l’on en croit Sagawa sensei, la mobilité et la puissance des hanches est un pré-requis pour l’acquisition de l’Aïki:

« Une personne avec des hanches et des jambes sous-développées aura tendance à se reposer sur la force de ses épaules. Une personne qui bouge souplement a le potentiel pour devenir bonne. Une personne rigide et tendue est déjà sans espoir. » 
Sagawa Yukiyoshi

En augmentant notre mobilité articulaire, nous augmentons l’espace disponible dans notre corps, permettant d’une part de bouger plus facilement avec moins de tensions, et d’autre part d’avoir plus d’espace pour absorber les forces transmises par notre partenaire. Il suffit d’ailleurs de regarder les vidéos du fondateur de l’Aïkido pour reconnaitre l’importance d’un corps mobile.

S’il existe de nombreux moyens plus rapides et plus efficaces pour renforcer la puissance des hanches ou pour approcher le Ne Waza, le travail à genoux me semble être une des rares pratiques qui puisse permettre d’augmenter considérablement sa mobilité. En revanche, pour atteindre cette mobilité, il me semble également nécessaire de s’avoir s’éloigner de la forme technique elle-même pour s’approcher d’un travail plus ludique, permettant de libérer les tensions. Ce travail lui-même ne nécessite pas forcément de partenaire et il peut simplement s’agir de mouvements simples en partie d’une position Seiza: effectuer une transition de Seiza à Zazen par exemple, ou d’une position agenouillée à un position debout - ou l’inverse - sans pousser dans le sol avec les jambes.


La mobilité peut se travailler de façon ludique


L’Aïkido est un système complet, et cohérent même si certaines parties peuvent parfois nous sembler étranges, obsolètes ou inefficaces. Les manques que nous percevons ne sont pourtant pas les manques de l’Aïkido lui-même mais bien ceux de notre pratique. Si nous n’y trouvons pas de sens, c’est peut être tout simplement que quelque part, nous sommes passés à côté.






Cet article est initialement paru dans Dragon Magazine Spécial Aikido en juin 2019.

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