Forger l’esprit : le pouvoir de l’adaptation - par Richard Folny

L’esprit est la partie incorporelle de l’être humain par opposition au corps ou à la matière. L’esprit est le principe de la vie psychique et des capacités intellectuelles. Enfin, c’est le siège de la pensée et des idées. Le débat de la dualité corps - esprit a alimenté nombre de discussions et confrontations passionnées, ceci depuis les philosophes grecs jusqu’à nos jours. Schématiquement, Platon pense que la quiétude se trouve dans la maîtrise de ses passions. Epicure justifie que l’absence de trouble est générée par la nourriture du corps et par des exercices appropriés. D’autres civilisations donneront un autre éclairage ou une autre tournure à ces doctrines. Qu’en est-il pour le pratiquant d’Arts Martiaux ?

Richard Folny
Photo © Light Ex Machina pour Yashima

Il semble évident que le corps et l’esprit ne doivent faire qu’un, sinon des troubles comportementaux ou fonctionnels risquent de se présenter assez rapidement et de devenir  rédhibitoires dans la vie quotidienne. Quels types de connections existent entre le corps et l’esprit d’un adepte d'arts martiaux ? Quels liens unissent pratique, théorie et arts du combat ? Comment forger l’esprit afin d’être efficace et de durer dans sa pratique tout en étant conscient de ce que nous sommes ? Une fois de plus  le principe  shin gi tai ichi 心技体一 , l’esprit, la technique et le corps en harmonie serviront de support pour cette réflexion.

Au vu de la complexité des liens tissés par l’homme avec son environnement familial, professionnel, sentimental, donner une définition de ce qu’est l’Homme est d’une grande complexité. Un anthropologue aura un point de vue différent d’un biologiste. Un historien aura des idées qui ne seront pas celles d’un géographe. Pourtant dans les traditions ésotériques un point de vue peut mettre d’accord tout le monde. Nous fonctionnons sur trois « centres » que nous nourrissons plus ou moins au quotidien : les centres intellectuel, émotionnel et physique. On peut penser qu’il existe donc plusieurs voies pour s’épanouir.

L’homme dit physique ne fera travailler en majorité que son corps, puis arrivé à la fin de sa vie, vidé et épuisé il sera passé à côté des deux autres dimensions. Il pourra éventuellement entrevoir l’une des deux autres, mais il sera trop tard.

L’homme intellectuel aura cherché à comprendre l’essence des choses sans rien expérimenter, tout est dans la dimension du savoir. Le corps et le ressenti auront été laissés de côté.

L’homme émotionnel n’aura éprouvé que ses sentiments…sans lien avec le corps, ni la réflexion. Ces trois voies différentes ne permettent pas à un individu d’être une personne accomplie.
 Mais il existe une quatrième voie, celle de l’homme dit « rusé », qui connecte ses trois configurations pour appréhender le monde, et ainsi avancer sur chacune d’elle en les mêlant intimement.


Comprendre: la technique gi


Si l’esprit correspond aux capacités intellectuelles, alors forger l’esprit, c’est utiliser sa réflexion pour comprendre et décoder le mode de fonctionnement des outils utilisés.

Quelques éléments de biomécanique et de physique peuvent rendre un corps efficient. Dans un monde en mouvement, il est bon de saisir le mode d’organisation des différents types d’énergies notamment celui de l’énergie cinétique : il est plus facile d’augmenter sa vitesse que sa masse. Aussi une augmentation de la vitesse des techniques permettra d’accroitre de façon significative l’énergie cinétique, plus que si la masse grandit dans les mêmes proportions. 
Enfin, il est judicieux d’intégrer dans sa pratique la corrélation existant entre les masses mises en jeu et les variations de vitesse de celles-ci.

En clair, pour générer de la force, un mouvement devrait commencer lentement et accélérer jusqu’à sa fin.
 Une bonne technique est donc nécessaire car elle permettra de durer, de pratiquer longtemps sans se blesser. N’oublions pas d’être vigilant, ne nous identifions pas à la technique que nous pratiquons puisque l’attachement empêche d’être, ainsi le lâcher prise autorise une forme de libération et un passage dans le corps plus libre. Nous sommes le sabre ET le forgeron.

Utiliser : la partie corporelle tai


Si l’esprit est le siège des idées, alors forger l’esprit c’est aussi employer les savoirs pour les transformer en savoir-faire, pour que la connaissance passe de la tête aux mains.  En effet, l’utilisation des transferts de poids, des rotations et des translations des différentes parties du corps les unes par rapport aux autres rendent le corps extrêmement efficace.


Voyons ce que propose la théorie des trois harmonies externes. Ce système préconise l’étude de la coordination précise qu’il existe entre les différentes articulations des membres du corps. Ces articulations fonctionnent par paires : les mains avec les pieds, les coudes avec les genoux et les épaules avec les hanches.
 Une analyse plus fine est poursuivie en regardant les relations opposées et latéralisées : main gauche, pied droit ou coude droit, genou gauche… C’est pourquoi il faut étudier une forme, comme des kata par exemple, qui est exécutée à différents rythmes ou vitesses. On privilégiera la forme lente pour l’apprentissage. La perception du mouvement sera plus efficace si on considère, c’est une définition neurobiologique, que la perception est l’interception de messages sensoriels contrainte par l’action (Alain Berthoz dans le sens du mouvement).
 A un rythme lent, le cerveau « comprend » comment sont agencés les segments les uns par rapport aux autres, et aide le système des fascias à paramétrer toute la proprioception. 
Le savoir faire viendra de l’augmentation de la vitesse et d’une coordination des membres plus fine. Mais si au départ elle fait défaut…

S’adapter : l’esprit shin


Si l’esprit est le siège de la vie psychique alors forger l’esprit c’est s’adapter aux règles qui régissent l’univers. Celles du macrocosme qui nous entoure et celui du microcosme que nous sommes. On peut observer le monde de l’extérieur et ainsi s’en exclure. Pour un pratiquant d’arts martiaux, il vaut mieux l’appréhender de l’intérieur, dire qu’on en fait partie pour mieux s’en servir.


Le principe dit Ju 柔 en japonais est celui de la souplesse ou de la non-résistance. Les actions entreprises ne doivent pas être en contradiction avec les lois de la nature, mais en concordance avec celles-ci. On ne peut contourner les normes qui régissent le cosmos puisque nous sommes issus de lui. Il vaudra mieux utiliser la force d’attraction terrestre plutôt que de lutter contre elle. Il est préférable de s’intégrer correctement dans l’espace et le temps plutôt que de subir leur influence. L’esprit est un formidable outil qui souscrit à cette compréhension fine des phénomènes.
 La transmission est faite par images ou paraboles que l’on se doit de décoder. La pratique sincère remet souvent les choses à leur place : éviter les illusions qui surviennent lorsque l’on commence à se sentir en confiance.



Photo © Light Ex Machina pour Yashima

Vers soi


L’œil ne peut voir que ce qui lui est extérieur. Pour regarder vers l’intérieur, il faut un autre outil : celui de la conscience.

La pratique des Arts Martiaux, c’est mettre la vie en pratique. Si l’esprit est disponible alors il conviendra de faire fi de ses doutes qui empêchent d’avancer. On s’appliquera à se laisser du temps  afin de guérir de ses blessures et de se relever de ses chutes pour continuer d’avancer sans cesse. Puis quand on pense être au bout, et bien progresser encore un peu ! Finir de construire, débroussailler cette route qui, j'en suis persuadé, mène vers une paix intérieure, même si la randonnée est longue. Art de la guerre pour aller vers la paix et la liberté. Encore un paradoxe.
 Forger l’esprit pour qu’il ne reste plus que ce qui est essentiel…lorsque que l’on a tout oublié.

Cet état nommé Mushin 無心 en japonais est celui recherché par tous les combattants. L’expression complète, mushin no shin 無心の心 fait référence à la "pensée sans pensée", un état d’esprit qui doit être libéré de l’ego, de la volonté de dominer, des contraintes techniques et physiques. C’est un état de présence intense  duquel peuvent jaillir la conscience objective donc le geste juste. Au cours de la pratique, il arrive qu’une technique soit réalisée parfaitement, avec le bon rythme, la bonne distance, la force juste nécessaire, le placement du corps juste !
 Une fois celle-ci exécutée, on ne sait plus pourquoi elle a été réalisée ainsi. Juste une sensation d’être en accord avec soi et l’autre, sans entraves. Je ne pense pas encore avoir atteint cet état. Je l'ai peut-être aperçu, mais il me semble mieux en cerner les contours, c’est pourquoi mon travail et ma recherche vont dans ce sens.


Nous ne sommes pas l’art martial que nous pratiquons, mais un pratiquant de cet art, ce qui est rigoureusement différent. Il est nécessaire de pratiquer pour vivre et non de vivre pour pratiquer.

Vers l’autre…


Bien sûr, une partie de la pratique peut être effectuée seule. Mais il y a encore du monde dans les dojo. Cela connecte les pratiquants, des idées peuvent être partagées. En effet, amener de la connaissance assure une réorganisation des savoirs, donc des savoirs faire, et par ce biais des savoirs être. Avec une pratique sincère, franche et honnête, l’autre est un moyen pour aider à se libérer dans l’action du combat. Puis les rôles changent, Tori devient Uke. Celui qui donne reçoit. Ne peut exister alors que l’instant présent puisque la réflexion dans l’action ralentit considérablement le geste. L’esprit doit saisir le ici et le maintenant, vivre les évènements plutôt que les réfléchir.  Le mental devra gérer l’actuel sans décalage pour que le geste soit juste. C’est pourquoi un travail a dû être mené en amont. Etre disponible pour s’adapter en permanence aux évènements. 
Le cerveau est une magnifique machine à prévoir.  La mémoire a entre autre pour rôle de prédire les conséquences de l’action future en évoquant celle de l’action passée. C’est pourquoi rien ne remplace l’expérience de la pratique. Si au cours d’une action la prédiction faite par le cerveau autorise une riposte juste, alors nous n’aurons rien appris ! Par contre si la prédiction s’avère incorrecte, nous sommes face à une situation de résolution de problèmes. Il faudra une grande capacité d’adaptation pour « boucler » sur un élément déjà vécu qui amorcera la solution, qui reste à cet instant encore à élaborer.

L’apprentissage se fait alors. 
Nous projetons dans le futur nos expériences passées, mais que se passe t-il si le présent change ? Le cerveau ne cherche pas l’information prédictive parfaite, mais celle qui permet de réguler l’action. Toutes les formes de randori sont alors génératrices de situations qui offrent la possibilité de progresser.
L’obstination et la ténacité font sans nul doute grandir. C’est la face yang. Mais il faut aussi concevoir qu’il existe une, plus yin, celle du lâcher prise, celle de l’action qui consiste à laisser de côté ce qui nous empêche d’aller bien. Penser à la non pensée, c’est quand même penser à quelque chose qui n’est de ne pas penser. Pas facile !

Il est vrai qu’une fois la forge terminée, il reste encore une étape importante, celle du polissage. Cette dernière phase se fera certainement, pour ceux qui ont embrassé la Voie, jusqu’au dernier souffle. Lao Tseu disait que « chaque Homme cherche à apprendre ce qu’il ne sait pas, mais ne cherche pas à approfondir ce qu’il sait déjà. C’est de là que vient le grand désordre ! » Maître Taji Kase précisait que ce qui a été vu une fois doit être appris toute sa vie. Vaste programme. En fait, on pense savoir une fois que les phénomènes sont compris ; le cheminement s’arrête alors. Non, il commence puisque marcher sur la Voie se poursuit par une pratique assidue, toute la vie. Il faudra puiser dans ses ressources et faire jaillir la motivation pour ne pas lâcher. Le « pas assez » fait peur et « le trop rassure », ainsi le voie de Arts Martiaux est la Voie du milieu, le besoin juste de « ce qu’il faut ». Pour finir, je ne sais plus qui estimait, l’image est pertinente, que l’esprit, c’est comme un parachute, cela fonctionne bien mieux quand il est ouvert !



Richard Folny est 6e dan de Nihon Tai Jitsu et enseignant à Saint Jean de Luz.
Vous pouvez retrouver ses contributions régulièrement dans le magazine Yashima ainsi qu'en DVD chez Imagin'Arts.

Cet article fait écho au thème central du numéro 6 de Yashima: Seishin Tanren. Dans ce numéro actuellement disponible en kiosques ou par commande en ligne, vous retrouverez les visions croisées de Mathieu Debas, Cyril Guénet, Laurent Pirard, André Cognard et Patrick Roux sur ce sujet.

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