En état d'alerte
Lundi soir, 19h. Alors que je marche dans les couloirs du métro hongkongais pour me rendre au dojo, je me surprends le nez rivé sur mon téléphone, absent. Les yeux relevés et à nouveau présent dans l’instant et conscient de mon environnement, je note que la quasi-totalité des usagers sont également absorbés par cet appareil, posé dans le creux de leur main. Qui regarde les nouvelles récentes, qui joue à Pokémon ou Candy Crush. Et si l’incapacité à rester alerte était le mal du siècle ?
Zanshin 残心 – alerte et présent
Dans de nombreux arts martiaux japonais, et dans l’Aïkido en particulier, Zanshin fait souvent référence à la posture et l’état d’esprit du pratiquant juste après la technique. Cet état est régulièrement marqué par la présence d’une garde ou d’une main levée prête à frapper en Shomen Uchi, montrant que la confrontation n’est pas terminée et que le pratiquant reste en état d’alerte.
Mais Zanshin va bien au-delà de cette simple posture et comprend un état d’esprit général qui doit accompagner le pratiquant du début à la fin. Dès mes premiers pas sur le tatami, à l’époque en Nihon Tai Jitsu, il m’a été précisé que cet état d’alerte devait être perceptible dès le salut. Il m’a pourtant fallu quelques années pour réellement comprendre la portée de cet état de conscience, qui va bien au-delà de la simple concentration.
Toujours alerte
Notre conscience des dangers qui nous entourent n’est pas une constante. Elle est liée à la période et au lieu dans lesquels nous évoluons, et de façon plus générale à l’environnement qui nous entoure. Un habitant d’un pays en guerre sera ainsi plus alerte qu’un habitant de Hong Kong, vivant dans un environnement dans lequel la survie n’est pas un enjeu. De la même manière, on conçoit aisément que l’environnement dans lequel évoluaient les Samouraï il y a quelques centaines d’années n’était en rien comparable à la vie Tokyoïte actuelle. Les moments d’absence que nous nous autorisons aujourd’hui n’ont pas leur place dans des environnements hostiles.
La présence à l’instant et cet état d’éveil, guettant le moindre signe d’un danger faisaient de fait partie du quotidien des pratiquants d’arts martiaux, à un niveau qu’il est difficile de reproduire en temps de paix. Il est pourtant possible d’entrainer cette qualité comme le raconte Robert Smith, à l’époque où il partageait une maison à Tokyo avec notamment Donn F. Drager, Jon Bluming, Jim Bregman, Doug Rogers et Bill Fuller.
Conscient de l’importance de Zanshin, Miyamoto Musashi, le célèbre sabreur, est réputé être arrivé en retard de plusieurs heures à certains de ses duels (notamment contre le clan Yoshioka et contre Sasaki Kojiro), provoquant la colère de ses adversaires et leur faisant perdre de fait cette acuité mentale.
La construction de certains katas dans les Koryu va également dans ce sens. L’un des premiers katas en Araki-ryu consiste typiquement à servir le thé à un invité et, au moment où il est le plus vulnérable, à le poignarder. Réaliser une telle attaque demande une présence totale à l’instant et une capacité à dissimuler son intention jusqu’au moment fatidique, mais ce kata nous apprend également que c’est au moment où l’on est le plus vulnérable et en confiance que le danger est le plus grand.
Zanshin – une présence telle qu’elle en devient étouffante
Dans Classical Bujutsu, Donn F. Draeger définit Zanshin de la manière suivante : « ce terme signifie que la forme physique est unifiée à l’acuité mentale et à la concentration, résultant en la dominance ininterrompue sur son adversaire. Il ne peut y avoir de qualités combatives effectives en son absence. Zanshin était la marque indéniable du technicien expert ; il ne pouvait être feint. Il était le résultat d’innombrables heures d’entrainement au combat et s’exprimait au travers de la posture physique. Au travers de Zanshin, le bushi atteignait l’attitude mentale et physique appropriée pour dominer son adversaire ».
Zanshin couvre alors bien plus que la simple concentration et une présence dans l’instant. Cette concentration s’allie à une intention forte, par laquelle le combattant focalise tout son être vers un seul objectif : le combat. Il n’y a pas de place pour la distraction ou la demie mesure dans le cadre d’un affrontement où notre intégrité physique est en danger. Avant même le début du combat physique, les deux bushi cherchent déjà à prendre l’ascendant sur leur adversaire.
Zanshin - condition de l’entrainement
L’Aïkido est un art basé sur le kata, l’aspect combatif y est donc relativement limité dans le sens où chacun des partenaires joue un rôle afin de permettre l’acquisition des techniques et principes. En cela, il n’est pas différent des Koryu, dont l’enseignement reposait majoritairement sur le kata, contrairement aux Gendai Budo comme le Judo dans lesquels le randori joue un rôle majeur.
Dans ces conditions, comprendre et assumer le rôle de chacun des protagonistes est clé pour permettre une progression de qualité. Uke doit par exemple être présent et dangereux de bout en bout, prêt à réagir et à s’engouffrer dans les failles de Tori. Si l’Ukemi est une option valable pour se protéger, il ne peut être le but ultime d’Uke, qui doit avant tout chercher à mettre son partenaire sous pression. De ce fait, Uke doit faire preuve de Zanshin. D’une part pour exercer une pression mentale et physique sur Tori dès les premiers instants. D’autre part pour être capable de réagir de la manière la plus appropriée, qui peut être un Ukemi ou un Kaeshi Waza.
Tori, de son côté, doit être présent et capable de s’adapter aux réactions de Uke. Si ce dernier est « vivant » dans le sens où son rôle n’est pas simplement de recevoir mais de créer les conditions de l’apprentissage, ses réactions diffèreront à chaque mouvement.
Nous sommes des êtres humains, pas des machines. Si le kata propose une forme « parfaite », celle-ci ne peut en réalité exister que sur le papier et dans notre imagination. Les mêmes deux pratiquants réalisant la même technique deux fois de suite ne pourront jamais la faire exactement à l’identique, et il est essentiel d’être conscient des variations, aussi infimes soit elles. C’est cette présence physique et mentale dans notre relation avec notre partenaire, et notre capacité à nous adapter en temps réel, qui nous fait progresser.
Une attention de tous les instants
Si Zanshin représente un état d’alerte avancé, permettant au pratiquant ou combattant d’être pleinement conscient de son environnement et des menaces qui l’entourent, cette présence ne peut se limiter au combat ou à la pratique codifiée avec un partenaire. Chaque instant sur le tatami est une opportunité d’apprentissage et c’est en observant son enseignant ou les autres pratiquants depuis la position Seiza que le pratiquant pourra percevoir des détails qui lui avaient échappés jusque-là.
Mitori Geiko 見取り稽古, l’entrainement par les yeux consiste simplement… à regarder. Il peut s’agir de regarder l’enseignant démontrer la technique avant de la pratiquer, ou de regarder l’intégralité du cours depuis le côté en période de blessure. Dans certains Koryu, Mitori Geiko peut également prendre une place plus importante, devenant le premier mode d’apprentissage. Un pratiquant de Kiraku-ryu me précisait à ce sujet que ses deux premières années de pratique avaient exclusivement consisté à observer les cours.
Il n’est pas rare d’entendre que l’élève doit « voler la technique » car celle-ci ne lui sera pas donnée. La forme extérieure de la technique sera bien sûr démontrée, mais ce qui en fait le cœur devra être découvert par l’élève. Comment ? Par l’observation d’une part, et en recevant la technique d’autre part. Dans les deux cas, une attention de tous les instants est nécessaire pour évaluer avec précision les éléments nécessaires à la réussite de la technique proposée.
Zanshin et méditation - la recherche de pleine conscience
Si l’Aïkido est parfois décrit comme le « Zen en mouvement », la notion de Zanshin n’y est pas étrangère. Par la pratique, le budoka est amené à augmenter graduellement sa conscience de son propre corps, de son esprit, de l’environnement qui l’entoure. Les heures de pratique aidant, il réalisera les tensions présentes dans son corps, ses moments d’absence ou de crispation, les instants pendant lesquels sa respiration se bloque ou s’accélère. Puis il sera capable de percevoir ces mêmes tensions chez son partenaire et à terme il saura les utiliser à son profit.
Ceci n’est possible que si le pratiquant cherche à effectuer chaque mouvement de la manière la plus consciente possible. Nul besoin ici de réaliser des milliers de suburi au sabre ou de répéter les techniques rapidement avec son partenaire. Au-delà du nombre de répétitions et de leur vitesse, c’est la recherche consciente d’un mouvement idéal qui compte. Une série de mille coupes sera au final moins profitable que mille séries d’une seule coupe.
A mes débuts en Aunkai, j’avais d’ailleurs demandé à Akuzawa sensei combien de répétitions je devais faire d’un exercice comme Shiko, l’exercice-type des sumos, me rappelant les paroles de Sagawa sensei qui conseillait à son élève d’en réaliser 10,000 par jour… Sa réponse, pourtant, est allée à contre-pied de celle de Sagawa : « Il est inutile de faire des centaines de répétition. Si tu en fais 10 correctement, c’est bien ». Non pas que faire des centaines de répétitions soit effectivement inutile, mais l’important ici était d’effectuer l’exercice de façon consciente et de se concentrer sur le processus, plutôt que sur la satisfaction de la performance physique.
La pratique martiale doit amener à prendre conscience de nos tensions, de nos mauvaises habitudes corporelles, de notre incapacité à rester concentrés en permanence sur une tache, et progressivement à « nettoyer » le corps et l’esprit de ces déchets. Savoir que nous sommes tendus pendant la réalisation d’une technique n’est qu’un pré-requis nécessaire. Pour que cette conscience soit utile, il faut qu’elle s’accompagne de la capacité à percevoir quelles parties sont tendues et pourquoi, mais aussi des outils pour relâcher les parties concernées. Etre conscient d’un problème n’est utile que si l’on est capable de le résoudre. Le temps nécessaire pour réaliser ses tensions est tout aussi important. Si notre état « correct » est à 10, il est avantageux d’être capable de découvrir les tensions a 9, lorsqu’elles émergent et qu’elles sont encore faciles à corriger, plutôt qu’à 2 ou 3 lorsqu’il est déjà trop tard et que nous nous sommes mis en danger.
Il est extrêmement difficile d’être pleinement conscient. A fortiori dans un monde où nous sommes perpétuellement en proie à la distraction. Le dojo 道場, lieu où l’on étudie la voie, crée par définition un cadre qui encourage le pratiquant à rechercher cette pleine conscience. Le budo pourrait-il nous aider à prendre chaque instant de notre quotidien avec la même présence, la même intensité dont nous faisons preuve sur les tatamis ?
Zanshin 残心 – alerte et présent
Dans de nombreux arts martiaux japonais, et dans l’Aïkido en particulier, Zanshin fait souvent référence à la posture et l’état d’esprit du pratiquant juste après la technique. Cet état est régulièrement marqué par la présence d’une garde ou d’une main levée prête à frapper en Shomen Uchi, montrant que la confrontation n’est pas terminée et que le pratiquant reste en état d’alerte.
Mais Zanshin va bien au-delà de cette simple posture et comprend un état d’esprit général qui doit accompagner le pratiquant du début à la fin. Dès mes premiers pas sur le tatami, à l’époque en Nihon Tai Jitsu, il m’a été précisé que cet état d’alerte devait être perceptible dès le salut. Il m’a pourtant fallu quelques années pour réellement comprendre la portée de cet état de conscience, qui va bien au-delà de la simple concentration.
Toujours alerte
Notre conscience des dangers qui nous entourent n’est pas une constante. Elle est liée à la période et au lieu dans lesquels nous évoluons, et de façon plus générale à l’environnement qui nous entoure. Un habitant d’un pays en guerre sera ainsi plus alerte qu’un habitant de Hong Kong, vivant dans un environnement dans lequel la survie n’est pas un enjeu. De la même manière, on conçoit aisément que l’environnement dans lequel évoluaient les Samouraï il y a quelques centaines d’années n’était en rien comparable à la vie Tokyoïte actuelle. Les moments d’absence que nous nous autorisons aujourd’hui n’ont pas leur place dans des environnements hostiles.
La présence à l’instant et cet état d’éveil, guettant le moindre signe d’un danger faisaient de fait partie du quotidien des pratiquants d’arts martiaux, à un niveau qu’il est difficile de reproduire en temps de paix. Il est pourtant possible d’entrainer cette qualité comme le raconte Robert Smith, à l’époque où il partageait une maison à Tokyo avec notamment Donn F. Drager, Jon Bluming, Jim Bregman, Doug Rogers et Bill Fuller.
« Je me réveillais mon premier matin pour trouver Donn tenant un Shinai à un pouce de mon nez. Cinq minutes plus tard, j’étais tué de nouveau. Alors que je marchais dans le couloir, revenant des toilettes, Bluming et Fuller me tombaient dessus depuis des chambres opposées, avec Bo et Kiai. La vigilance était tout – personne ne pouvait être totalement détendu dans cette maison. »
Robert Smith, Martial Musings
Donn Draeger en 1967 |
Conscient de l’importance de Zanshin, Miyamoto Musashi, le célèbre sabreur, est réputé être arrivé en retard de plusieurs heures à certains de ses duels (notamment contre le clan Yoshioka et contre Sasaki Kojiro), provoquant la colère de ses adversaires et leur faisant perdre de fait cette acuité mentale.
La construction de certains katas dans les Koryu va également dans ce sens. L’un des premiers katas en Araki-ryu consiste typiquement à servir le thé à un invité et, au moment où il est le plus vulnérable, à le poignarder. Réaliser une telle attaque demande une présence totale à l’instant et une capacité à dissimuler son intention jusqu’au moment fatidique, mais ce kata nous apprend également que c’est au moment où l’on est le plus vulnérable et en confiance que le danger est le plus grand.
Zanshin – une présence telle qu’elle en devient étouffante
Dans Classical Bujutsu, Donn F. Draeger définit Zanshin de la manière suivante : « ce terme signifie que la forme physique est unifiée à l’acuité mentale et à la concentration, résultant en la dominance ininterrompue sur son adversaire. Il ne peut y avoir de qualités combatives effectives en son absence. Zanshin était la marque indéniable du technicien expert ; il ne pouvait être feint. Il était le résultat d’innombrables heures d’entrainement au combat et s’exprimait au travers de la posture physique. Au travers de Zanshin, le bushi atteignait l’attitude mentale et physique appropriée pour dominer son adversaire ».
Zanshin couvre alors bien plus que la simple concentration et une présence dans l’instant. Cette concentration s’allie à une intention forte, par laquelle le combattant focalise tout son être vers un seul objectif : le combat. Il n’y a pas de place pour la distraction ou la demie mesure dans le cadre d’un affrontement où notre intégrité physique est en danger. Avant même le début du combat physique, les deux bushi cherchent déjà à prendre l’ascendant sur leur adversaire.
Atteindre l’attitude mentale et physique appropriée pour dominer son adversaire Photo - Daniel Molinier |
Zanshin - condition de l’entrainement
L’Aïkido est un art basé sur le kata, l’aspect combatif y est donc relativement limité dans le sens où chacun des partenaires joue un rôle afin de permettre l’acquisition des techniques et principes. En cela, il n’est pas différent des Koryu, dont l’enseignement reposait majoritairement sur le kata, contrairement aux Gendai Budo comme le Judo dans lesquels le randori joue un rôle majeur.
Dans ces conditions, comprendre et assumer le rôle de chacun des protagonistes est clé pour permettre une progression de qualité. Uke doit par exemple être présent et dangereux de bout en bout, prêt à réagir et à s’engouffrer dans les failles de Tori. Si l’Ukemi est une option valable pour se protéger, il ne peut être le but ultime d’Uke, qui doit avant tout chercher à mettre son partenaire sous pression. De ce fait, Uke doit faire preuve de Zanshin. D’une part pour exercer une pression mentale et physique sur Tori dès les premiers instants. D’autre part pour être capable de réagir de la manière la plus appropriée, qui peut être un Ukemi ou un Kaeshi Waza.
Tori, de son côté, doit être présent et capable de s’adapter aux réactions de Uke. Si ce dernier est « vivant » dans le sens où son rôle n’est pas simplement de recevoir mais de créer les conditions de l’apprentissage, ses réactions diffèreront à chaque mouvement.
Nous sommes des êtres humains, pas des machines. Si le kata propose une forme « parfaite », celle-ci ne peut en réalité exister que sur le papier et dans notre imagination. Les mêmes deux pratiquants réalisant la même technique deux fois de suite ne pourront jamais la faire exactement à l’identique, et il est essentiel d’être conscient des variations, aussi infimes soit elles. C’est cette présence physique et mentale dans notre relation avec notre partenaire, et notre capacité à nous adapter en temps réel, qui nous fait progresser.
Etre présent mentalement et physiquement dans notre relation avec notre partenaire Photo - Jo Keung |
Une attention de tous les instants
Si Zanshin représente un état d’alerte avancé, permettant au pratiquant ou combattant d’être pleinement conscient de son environnement et des menaces qui l’entourent, cette présence ne peut se limiter au combat ou à la pratique codifiée avec un partenaire. Chaque instant sur le tatami est une opportunité d’apprentissage et c’est en observant son enseignant ou les autres pratiquants depuis la position Seiza que le pratiquant pourra percevoir des détails qui lui avaient échappés jusque-là.
Mitori Geiko 見取り稽古, l’entrainement par les yeux consiste simplement… à regarder. Il peut s’agir de regarder l’enseignant démontrer la technique avant de la pratiquer, ou de regarder l’intégralité du cours depuis le côté en période de blessure. Dans certains Koryu, Mitori Geiko peut également prendre une place plus importante, devenant le premier mode d’apprentissage. Un pratiquant de Kiraku-ryu me précisait à ce sujet que ses deux premières années de pratique avaient exclusivement consisté à observer les cours.
Il n’est pas rare d’entendre que l’élève doit « voler la technique » car celle-ci ne lui sera pas donnée. La forme extérieure de la technique sera bien sûr démontrée, mais ce qui en fait le cœur devra être découvert par l’élève. Comment ? Par l’observation d’une part, et en recevant la technique d’autre part. Dans les deux cas, une attention de tous les instants est nécessaire pour évaluer avec précision les éléments nécessaires à la réussite de la technique proposée.
Zanshin et méditation - la recherche de pleine conscience
Si l’Aïkido est parfois décrit comme le « Zen en mouvement », la notion de Zanshin n’y est pas étrangère. Par la pratique, le budoka est amené à augmenter graduellement sa conscience de son propre corps, de son esprit, de l’environnement qui l’entoure. Les heures de pratique aidant, il réalisera les tensions présentes dans son corps, ses moments d’absence ou de crispation, les instants pendant lesquels sa respiration se bloque ou s’accélère. Puis il sera capable de percevoir ces mêmes tensions chez son partenaire et à terme il saura les utiliser à son profit.
Ceci n’est possible que si le pratiquant cherche à effectuer chaque mouvement de la manière la plus consciente possible. Nul besoin ici de réaliser des milliers de suburi au sabre ou de répéter les techniques rapidement avec son partenaire. Au-delà du nombre de répétitions et de leur vitesse, c’est la recherche consciente d’un mouvement idéal qui compte. Une série de mille coupes sera au final moins profitable que mille séries d’une seule coupe.
A mes débuts en Aunkai, j’avais d’ailleurs demandé à Akuzawa sensei combien de répétitions je devais faire d’un exercice comme Shiko, l’exercice-type des sumos, me rappelant les paroles de Sagawa sensei qui conseillait à son élève d’en réaliser 10,000 par jour… Sa réponse, pourtant, est allée à contre-pied de celle de Sagawa : « Il est inutile de faire des centaines de répétition. Si tu en fais 10 correctement, c’est bien ». Non pas que faire des centaines de répétitions soit effectivement inutile, mais l’important ici était d’effectuer l’exercice de façon consciente et de se concentrer sur le processus, plutôt que sur la satisfaction de la performance physique.
La pratique martiale doit amener à prendre conscience de nos tensions, de nos mauvaises habitudes corporelles, de notre incapacité à rester concentrés en permanence sur une tache, et progressivement à « nettoyer » le corps et l’esprit de ces déchets. Savoir que nous sommes tendus pendant la réalisation d’une technique n’est qu’un pré-requis nécessaire. Pour que cette conscience soit utile, il faut qu’elle s’accompagne de la capacité à percevoir quelles parties sont tendues et pourquoi, mais aussi des outils pour relâcher les parties concernées. Etre conscient d’un problème n’est utile que si l’on est capable de le résoudre. Le temps nécessaire pour réaliser ses tensions est tout aussi important. Si notre état « correct » est à 10, il est avantageux d’être capable de découvrir les tensions a 9, lorsqu’elles émergent et qu’elles sont encore faciles à corriger, plutôt qu’à 2 ou 3 lorsqu’il est déjà trop tard et que nous nous sommes mis en danger.
Il est extrêmement difficile d’être pleinement conscient. A fortiori dans un monde où nous sommes perpétuellement en proie à la distraction. Le dojo 道場, lieu où l’on étudie la voie, crée par définition un cadre qui encourage le pratiquant à rechercher cette pleine conscience. Le budo pourrait-il nous aider à prendre chaque instant de notre quotidien avec la même présence, la même intensité dont nous faisons preuve sur les tatamis ?
Cet article est initialement paru dans Dragon Magazine Spécial Aikido en janvier 2020.
Commentaires
Merci Xavier pour toutes sources d'inspiration et pour réveiller notre être intérieur