Les projections en Aïkido - la clé d’un travail plus profond

 
Ayant débuté l’Aïkido sur le tard, après de nombreuses années à pratiquer le Judo et le Nihon Tai Jitsu, la notion de projections telle que l’Aïkido la proposait m’a tout d’abord perturbé. Les mouvements courts et secs amenant presque à être percutés de plein fouet par le sol étaient remplacés dans leur grande majorité par des mouvements plus longs et ouverts préservant l’intégrité physique du partenaire, alors que les techniques de clés articulaires, jusque là douloureuses et contraignantes devenaient elles aussi des projections agréables et indolores. Mais comment expliquer cette différence d’approche ?

De la force centripète du Daito Ryu à la force centrifuge de l’Aikido

L’Aïkido se différencie de son aîné, visuellement, par ses mouvements larges et ouverts dans lesquels Uke se retrouve régulièrement projeté au loin, alors que les techniques de Daito Ryu Aikijujutsu semblent essayer de conserver l’adversaire au plus près, de le faire tomber à ses pieds pour maximiser l’impact de la chute et conserver un meilleur contrôle.

Le Daito Ryu de ce fait se rapproche d’une utilisation de la force centripète, dans laquelle l’objet à la périphérie, ici Uke, est ramené vers le centre. Martialement, cela a du sens : très peu d’espace nécessaire, un Ukemi plus difficile à réaliser pour se tirer d’affaire, et, même avec un excellent Ukemi, Tori reste assez proche pour exercer un contrôle ou une frappe sur son adversaire désormais à terre.

L’Aïkido semble avoir choisi un paradigme inverse avec des projections larges avec peu de contraintes sur le partenaire, posant de nombreuses questions d’un point de vue purement martial. Comment contrôler l’adversaire maintenant à distance, ou même l’empêcher de revenir à la charge? Le combat en Aïkido n’est pas fini. Mais est-ce seulement le but ?

Etre projeté ou réaliser un Ukemi?

Mes premières années de pratique, via le Judo et le Nihon Tai Jitsu, ont été riches en projections. Des projections souvent sèches, sur un partenaire souhaitant à tout prix éviter la chute et se retrouvant finalement en situation de subir la technique. Je me souviens avoir été séché plusieurs fois, une sensation désagréable dans la poitrine, de la difficulté à retrouver mon souffle… Et encore il ne s’agit là que des fois où la technique s’était bien passée et où j’avais atterri sur le dos. Parfois résister à la technique ne fait que nous exposer plus encore à ses conséquences.

Au contraire de l’Aïkido, Le Jujutsu propose souvent des projections sèches qui visent à détruire
 Photo: Daniel Molinier



L’Ukemi dans ma pratique visait à limiter la casse. Je ne souhaitais pas chuter, mais parfois cette chute m’était imposée et je devais bien trouver un moyen de limiter les dégâts au moment de l’impact. Je n’ai pas souvenir d’un Ukemi réellement choisi avant de découvrir l’Aïkido. Bien sûr, nous ne résistions pas systématiquement aux techniques, mais partir sans avoir été réellement projeté était pour nous impensable. Il fallait laisser  à Tori l’opportunité de réaliser sa technique et dans ma tête faire le contraire était juste de la complaisance. J’avais tort.

Non pas que la complaisance n’existe pas sur de nombreux tatamis. Mais choisir l’Ukemi plutôt que le subir ne rentre pas dans ce cadre. Le choisir permet de s’approcher au plus près de la technique, de comprendre ses dangers et ses limites, tout en laissant l’opportunité à Tori de la réaliser au maximum de ses capacités.


Réfléchir les techniques d’Aïkido dans leur martialité


Les projections d’Aïkido, en laissant volontairement une porte de sortie, s’éloignent du martial, de la volonté de blesser, d’estropier, de finir le combat rapidement. Mais est-il si difficile de refermer cette porte de sortie et de retrouver une efficacité martiale?

La martialité reste bien présente dans chaque technique, en filigrane, et il ne tient qu’à nous de savoir les déchiffrer pour appréhender le but originel de la technique. Passer d’un Kote Gaeshi aérien à une amenée au sol sèche et brutale, potentiellement accompagnée d’une luxation, ou utiliser le retournement du poignet pour accéder à la ligne centrale de l’adversaire et le frapper ou le trancher. Adapter un Ude Kime Nage pour briser l’articulation du coude et frapper les parties génitales. Transformer un Shiho Nage pour faire sauter la capsule de l’épaule. Les changements nécessaires sont peu nombreux mais permettent instantanément un changement de paradigme, du partenaire de pratique sur le tatami à l’adversaire à mettre hors d’état de nuire.

Pédagogiquement bien sûr, on ne peut que se réjouir des choix de l’Aïkido, qui en visant à protéger l’intégrité physique du partenaire peuvent permettre au plus grand nombre de pratiquer sans risque de blessures. Pour autant, il serait dangereux de voir cette approche comme étant en opposition totale avec celle des anciens Bujutsu, dont le Daito Ryu, car si les techniques de ces écoles sont visiblement plus sèches et rugueuses, elles aussi ont été adaptées pour permettre une pratique relativement sécurisée. De nos jours comme à l’époque du Japon féodal, estropier ses partenaires à l’entrainement n’a jamais été une bonne idée, ou un objectif.


Former des combattants compétents

L’approche de l’Aïkido, qui semble en apparence aux antipodes de la martialité, permet en réalité de développer des habiletés nécessaires et transversales au combat.

Dans ma pratique du Jujutsu, le travail se concentrait avant tout sur Tori qui réalisait sa technique alors qu’Uke lui présentait des conditions idéales de pratique, au point parfois de lui servir de sac… Un Uke qui subit donc, et apprend inconsciemment à perdre quand il reçoit la technique, soit en étant projeté durement au sol, soit en acceptant la douleur d’une clé un peu appuyée.

Rien de tout cela en Aïkido, car Uke est encouragé à ressentir la technique, sa direction, sa vitesse mais aussi ses dangers et à s’en protéger par son Ukemi. Le corps reçoit la technique mais ne la subit pas. Uke n’a plus un temps de retard sur Tori mais apprend à être dans le temps, ni trop tôt, ni trop tard, à lire la situation et à y réagir de la façon la plus adaptée. L’Ukemi peut-être, mais pourquoi pas aussi un Kaeshi Waza, retournant la technique et la situation.

Uke ainsi apprend à bouger vite et bien. Il ne cherchera pas à bloquer la technique, ce qui le placerait dans une situation dangereuse, devenant la cible de frappes ou pire encore si des armes sont présentes. Bien au contraire, il cherchera à ne pas se laisser toucher, tel un boxeur sur un ring. Réactif, vif et compétent. Ce sont là les qualités essentielles que le travail si surprenant des projections en Aïkido doit permettre de développer.

De ce point de vue, le travail des armes est essentiel à une bonne compréhension de l’Aïkido. Si je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’être compétent aux armes pour développer une pratique de qualité à mains nues, je crois en revanche que comprendre les implications de l’utilisation d’une arme permet de mieux appréhender le concept de la pratique. Combine de fois vous êtes vous retrouvés face à un partenaire impassible face à un atemi, convaincu que cette frappe du poing ou du tranchant n’aura aucun impact sur lui? Un tanto en main change immédiatement cette perception, a fortiori s’il est aiguisé.
Face à une lame réelle, notre instinct de survie sort de son sommeil et il ne viendrait à personne l’idée de rester en face.

Travailler avec un partenaire armé d’un tanto est une excellente façon d’approcher les Ukemi différemment. Ne plus être touché, mais échapper à la lame, préserver son intégrité physique avant tout.

Approcher les projections différemment par les armes. Photo: Linda Rahmat




L’Aïkido a fait le choix de modifier ses techniques, à l’origine létales ou tout au moins incapacitantes, pour proposer un travail différent, limitant les risques liés à la pratique tout en offrant la possibilité d’un travail plus dynamique. Le coeur pourtant reste identique et les projections de l’Aïkido moderne offrent tous les éléments nécessaires à une pratique martiale efficace qui n’a rien à envier aux anciens Bujutsu. A condition de dépasser leur apparence.


Cet article est initialement paru dans Dragon Magazine Spécial Aikido en juillet 2021.

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