Shisei, la contraposée de Kuzushi

Kuzushi 崩し, le déséquilibre, est un concept omniprésent dans les budō et bujutsu de l’archipel nippon. Comment en effet espérer prendre l’ascendant sur un adversaire plus fort physiquement sans créer une déséquilibre, qu’il soit physique ou mental?

Présent dès le début de la pratique, kuzushi est pourtant un concept complexe, profond et difficile à appréhender dans son intégralité. La signification du kanji elle-même n’est pas évidente au premier abord. Lorsque j’ai proposé à Pascal Krieger d’en réaliser la calligraphie pour Yashima, il m’a avoué avec modestie n’avoir pas réalisé avant l’étymologie du terme. En effet, au premier regard, le kanji  崩 présente deux lunes(月)sous une montagne (山). Mais le kanji 月 peut en réalité couvrir de nombreuses significations et est par exemple fréquemment utilisé pour les idéogrammes renvoyant aux parties du corps humain.

Ici, 月 représente en réalité des ravines creusées par la pluie, et qui progressivement ont raison de la structure forte et imposante de la montagne.

Kuzushi dans le style sōsho.
Calligraphie de Pascal Krieger pour Yashima



Kuzushi, au centre de la pratique

Au cours de ma première décennie de pratique, j’ai constamment entendu parler du kuzushi, et le plus souvent lié aux concepts de tsukuri (préparation) et kake (exécution) dans le triptyque rendu célèbre par le Judō. Les méthodes d’application variaient évidemment, mais toutes reposaient au final sur une action réalisée sur le partenaire et visant à briser sa stabilité mentale ou physique.

Ces méthodes étaient sans aucun doute utiles, et je continue de voir un intérêt certain à comprendre les angles qui peuvent mécaniquement amener un corps dans une situation précaire, facilitant le placement d’une technique. Mais malgré une compréhension correcte de ce concept, je ne pouvais m’empêcher de ressentir un manque. Comme si kuzushi n’était qu’une partie de l’histoire…


Etre soi-même équilibré

Savoir déséquilibrer son adversaire et connaitre les techniques permettant de le faire est important. Mais l’efficacité de ces techniques restera extrêmement limitée si nous sommes nous-mêmes déséquilibrés en faisant la technique. Pendant de nombreuses années, on m’a appris à utiliser la tête de l’adversaire et à la diriger dans le sens voulu pour créer le déséquilibre… mais personne ne m’a enseigné à utiliser ma propre tête correctement…

C’est pourtant une évidence, si je ne tiens pas moi-même debout et que je n’ai pas de contrôle sur mon propre corps, comment espérer contrôler le corps d’une tierce personne?

Ce n’est que plus tard, en découvrant la pratique du Yoga puis de l’Aunkai que j’ai compris l’importance d’un travail sur soi. Sur sa posture bien sûr, mais également plus largement sur son attitude, sa présence, sa sensibilité, sa capacité d’adaptation. La posture est en effet un concept mouvant et il n’y a pas de logique martiale à chercher à maintenir à tout prix une posture prédéfinie. C’est en apprenant à lire la situation et à y réagir corporellement en temps réel et de façon adéquate que l’adepte parviendra au plus haut niveau. C'est aussi en comprenant ses propres points d'équilibre et de déséquilibre qu'il parviendra à créer un kuzushi plus fin sur son adversaire.

Le shisei n'est pas simplement maintenir une posture droite et idéale
Photo Jo Keung



Shisei wo tadashite 姿勢を正して…

« Ajustez votre posture/attitude ». C’est par cette phrase prononcée juste avant le salut que commencent et finissent les cours d’Aunkai. Une commande simple, qui nous rappelle l’importance d’être présent, à l’écoute de notre corps, avant même de vouloir effectuer une action quelconque sur nos partenaires d’entrainement. Elle permet aussi de marquer une pause, un espace entre le temps au dōjō et notre vie quotidienne, nous rappelant que le dōjō n’est pas un lieu comme un autre et qu’il demande un état d’esprit particulier, qui se reflète dans notre posture et notre attitude.

La pratique de l’Aunkai elle-même donne une place prépondérante au shisei. Construire le corps en profondeur, en éliminer les tensions inutiles, en comprendre le fonctionnement. Comprendre aussi comment conserver ce shisei en mouvement et sous pression, ou en tout cas savoir le regagner. Déséquilibrer l’autre n’est plus au centre, car frappé par une structure supérieure à la sienne, la déstructuration n’est qu’une conséquence logique. 

Il n’est pas question de forme idéale à conserver religieusement. La pratique doit former des combattants souples, capables de s’adapter en permanence, pas des structures monolithiques susceptibles d’être mis à mal par des ravines.

 

De la stabilité à l’instabilité

La stabilité est un concept essentiel, primordial. Jusqu’à un certain point. 
La pratique des tanren, et notamment de Maho, Shiko et TenChiJin, n’amène pas seulement à créer un corps stable, mais aussi plus simplement à ressentir avec plus de finesse notre point de stabilité… pour pouvoir nous en éloigner et y revenir. C’est un point qui m’avait marqué dans la pratique d’Akuzawa sensei il y a quelques années: perdre sa stabilité n’était pas un problème, c’était le plus souvent une partie de la solution. D’une certaine manière, cette approche pourrait se rapprocher des sports de glisse comme le surf, ou de pratiques comme le funambulisme, dans lesquelles une structure rigide amène le plus souvent à la chute.


« Tenir ses axes »

Cette expression d’Akuzawa sensei est centrale. Tenir ses axes, c’est comprendre son corps en profondeur, accepter l’instabilité et la stabilité, et toujours agir en fonction des axes de son corps mais aussi de ses axes mentaux, ses objectifs, ses choix.

Ainsi, shisei dépasse de loin la problématique martiale pour s’infuser dans chaque instant de notre vie. D’une posture adaptée et efficiente à une attitude déterminée, ouverte, capable de s’ajuster dans un contexte changeant au rythme des interactions tout en restant toujours fidèle à ses valeurs et ses objectifs.

 

Ajuster son attitude avant le salut
Photo Linda Rahmat

Commentaires

Anonyme a dit…
Reflexion : Il est possible d'être en déséquilibre en conservant son Shisei...en judo c'est un sutemi, qui n'est en aucune manière un sacrifice mais une façon d'offrir son déséquilibre pour prendre ou reprendre l'avantage.
Amicalement Denis
Xavier a dit…
Effectivement Denis, le Shisei n'implique pas nécessairement l'équilibre ou la stabilité

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