L'Aïkido, un art martial de paix?

 “Un art martial de paix”. C’est souvent avec cette association de mots pour le moins paradoxale qu’est défini l’Aïkido. Et c’est sans doute aussi ce paradoxe qui rend l’Aïkido si difficile à comprendre de l’extérieur. Comment un art martial, par définition violent et créé pour un contexte de survie, peut-il être conçu pour la paix ?

Pire encore, ce paradoxe est sans doute ce qui a conduit au plus grand non-sens de l’Aïkido: le concept d’harmonie, par lequel un grand nombre de pratiquants justifie une absence totale de martialité, faisant de l’attaque de Uke une simple excuse pour réaliser une technique dans laquelle chacun des deux partenaires travaillera en bonne intelligence pour lui permettre de fonctionner. Mais cela constitue-t-il la base d’un art martial de paix ? Ou d’un art de connivence ?

Au-delà de la violence ?
L’Aïkido doit permettre d’aller au-delà du conflit, de la violence. Au-delà, pas ailleurs. Le conflit existe, et est créé par Uke dès les premiers instants. Son attaque, violente et incisive, tout au moins dans son intention, est un problème posé à Tori, qui aura la charge de le résoudre. Un Tsuki a une vocation destructrice et il est difficilement justifiable qu’après une attaque de ce type, Uke devienne coopératif de son plein gré. Uke attaque donc, encore et encore, jusqu’à ce qu’il atteigne son objectif de destruction de son adversaire. Tori, lui, peut par le biais de l’Aïkido chercher à résoudre ce conflit en s’harmonisant à son adversaire. Certes, mais encore ?

Le sujet du pacifisme de l’Aïkido est un sujet récent. Alors qu’on lui posait la question sur le moment auquel son père était devenu pacifiste, Ueshiba Kisshomaru avait répondu, surpris, que son père ne l’avait jamais été. La notion d’harmonie, si chère à l’Aïkido, diffère largement de ce que nous appelons pacifisme.

Il est toujours intéressant de se plonger dans les interviews de maitres d’avant guerre, premiers élèves du fondateur, pour mieux comprendre l’esprit qui sous tendait la pratique en ce temps là, à une époque où son développement de masse à l’international n’avait pas encore eu lieu. Parmi ceux-ci, Gozo Shioda, fondateur du Yoshinkan, est certainement l’un des plus connus.

« Aujourd’hui, l’Aïkido est sans dimension. Il est vide, sans contenu. Nous ne voyons plus que des imitations sans aucune compréhension de la réalité. […] C’est pourquoi il ressemble tant à une danse à notre époque. Ueshiba Senseï était le seul capable d’effectuer ces mouvements si particuliers, à la fois doux et cotonneux. Il faut maitriser les bases très solidement avec votre corps, avant de poursuivre vers des niveaux supérieurs.

Nous autres, les anciens, nous avons reçu l’enseignement de O Senseï alors qu’il était encore au sommet de sa forme. Mais il était le seul à pouvoir réussir des techniques sans utiliser de force. Même si l’on vous dit de ne pas employer votre force, vous n’y arrivez pas. À un certain niveau, vous devez utiliser la moindre parcelle de votre force et vous épuiser pendant les entrainements. Graduellement, avec le temps, cela se transformera en Aïki. »

Gozo Shioda, fondateur de l'Aïkido Yoshinkan. Source: Stanley Pranin, Les Maîtres de l’Aïkido. Ėlèves de Maître Ueshiba. Période d’avant guerre. Guy Trédaniel Editeur


Cette dimension, qui manque selon Gozo Shioda, est due à une absence de présence, de volonté martiale. Quand la pratique devient complaisante, avec un Uke qui s’harmonise à la technique de son partenaire, la réalité du combat s’éloigne. Et cette réalité est la base de l’Aïkido. Sans une base stable et cohérente, rien de solide ne peut être bâti.


Gozo Shioda
Fondateur du Yoshinkan Aïkido, élève du maitre Ueshiba avant la guerre.




La violence, une condition nécessaire de la progression

Cette base sur laquelle s’appuie l’Aïkido est celle du combat réel, total, dans lequel chacun des deux protagonistes est prêt à tout pour prendre le dessus. C’est une attaque qui ne s’arrête pas à un Shomen ou à une saisie de poignet, mais qui démarre de ce point et ne se termine que quand l’adversaire est mis hors d’état de nuire. C’est une défense qui prend en compte cette détermination et ne compte pas sur la coopération.

Awase et Musubi n’ont réellement de sens que dans ce contexte. Lorsque je suis attaqué avec sincérité, plusieurs options me sont possibles. En simplifiant grandement, les trois principales sont :

  • la réussite de l’attaque. Si cette option n’est jamais souhaitable, elle reste évidemment une possibilité. Une bonne attaque est une attaque qui a une bonne probabilité de succès ;
  • Le blocage de l’attaque. Nous sommes dans ce cas dans une situation dans laquelle il y a opposition physique entre les deux protagonistes, au risque de se retrouver en situation de faiblesse face à un adversaire plus fort ou plus rapide et qui peut s’adapter rapidement à un changement de situation ;
  • L’absorption de l’attaque via Awase et Musubi. Dans ce cas, l’attaque est absorbée de telle sorte que son initiateur ne perçoit pas de tension ou de blocage. En d’autres termes, il ne reçoit pas de signe physique que son attaque a échoué, lui laissant moins de temps pour la changer. Tori, en revanche est protégé par son absorption et son corps n’est pas impacté.


Sans une attaque visant réellement à voir un impact physique net et définitif, il est très difficile de se retrouver dans cette troisième situation, amenant le plus souvent dans ce cas à un simulacre de réponse.

Cette attaque est dangereuse et il évident que la pratique dans le dojo doit toujours être modulée de façon à permettre une progression de qualité avec des risques les plus limités possibles. Dans ces conditions, si l’intention sera toujours présente, les partenaires veilleront toujours à ajuster la vitesse et la puissance en fonction de la personne en face. Est-il utile de préciser qu’un combat totalement libre à pleine vitesse avec des armes tranchantes finira toujours mal?

Uke aussi doit ressentir le danger

Le danger ne peut pas non plus aller que dans un sens. Il serait illogique de recevoir une attaque réellement dangereuse, et d’y répondre par des mouvements dénués de sens, faute de quoi l’attaque suivante remplirait sans doute son objectif.

Irimi et Atemi sont à la base de l’Aïkido. Plus que le simple déplacement Irimi, il s’agit bien ici du concept Irimi. Entrer/frapper avec le corps ou dans le corps de son adversaire selon l’interprétation que l’on souhaite avoir des caractères. Dans tous les cas, prendre un ascendant net tant physique que psychologique. L’objectif de Tori ne devrait jamais être de “Ikkyo”, mais de mettre fin au combat le plus rapidement possible, chaque délai étant un risque supplémentaire. Uke à son tour peut être atteint de plein fouet par cette attaque (terminant l’action), la bloquer (en prenant le risque de s’exposer à une suite), ou se protéger en la recevant. Cette dernière option est encore une fois la meilleure puisqu’elle permet au pratiquant dans le role d’Uke d’améliorer son coup d’oeil, sa vitesse, la qualité de son mouvement, sa sensibilité à l’action. En apprenant à ne pas être percuté, il apprend les notions de Hyoshi (rythme), Maai (distance-temps), Yomi (perception), Zanshin (présence) et bien d’autres encore.

En apprenant à ressentir le danger, Uke apprend également à améliorer sa sensibilité à l’action
Photo: Linda Rahmat



La pédagogie de l’Aïkido repose sur le Kata et des rôles prédéterminés. Cela ne signifie pourtant pas que chacun des deux pratiquants, jouant son role, ne cherche pas à s’approcher au plus près de la réalité.

Gozo Shioda explique par exemple s’être entrainé régulièrement avec des chiens, qui s’avéraient être d’excellents partenaires de pratique.
 

« Quand O Senseï était vivant, nous nous entrainions de multiples façons. L’intérêt des chiens est que vous ne savez jamais dans quelle direction ils vont attaquer ou ce qu’ils vont faire. J’ai été mordu dans un bon nombre d’endroits. Il y a un parc public pas très loin de ma maison et je vais m’y entraîner le matin vers cinq heures trente avec une paire de chiens. Ils sont capables d’attaquer sans arrêt. […] Les animaux comprennent le plus ce qui se passe et se comportent bien mais quand l’action s’accélère il arrive un moment où leurs yeux deviennent vitreux et ils se mettent à attaquer pour de bon. »
Gozo Shioda


Savoir se faire violence
Mais la violence n’est pas seulement présente entre les partenaires. La pratique martiale est un travail de longue haleine, un travail austère sur soi. On dit souvent que la pratique vise à nous combattre nous-même plus qu’un adversaire potentiel. J’avoue sans honte n’avoir que partialement adhéré à cet axiome, y voyant une justification pseudo-philosophique orientale à la pratique proposée. Je me rends compte aujourd’hui qu’il y a beaucoup plus derrière cette idée.

La pratique d’un art martial nous met face à nos faiblesses, à nos manques. Des techniques qui parfois ne fonctionnent pas, ou pas comme nous l’aurions souhaité, des partenaires qui ne réagissent pas toujours comme nous l’avions imaginé et ce même si nous sommes plus gradés. Notre ego est en réalité notre plus grand ennemi. C’est lui qui nous empêche de voir les limites de notre pratique actuelle, ou d’accepter dans leur intégralité les retours qui nous sont faits, qu’ils viennent de nos enseignants, Sempai, ou… Kohai. Et pourtant, il n’existe pas de moyen plus rapide de progresser que de demander des retours, reconnaitre nos failles, et travailler dessus.

Se faire violence, c’est aussi travailler seul, chez soi, et non seulement au dojo avec ses amis. C’est aller chercher les partenaires que l’on n’aime pas, parce qu’ils sont trop grands, trop forts, trop mous. C’est sortir de notre zone de confort pour explorer ce qui se passe ailleurs. Car c’est là que la magie fait effet.

Je me souviens de la violence psychologique associée à mes premieres années d’Aunkai. Une pratique quotidienne, seul, à travailler les bases, encore et encore. Des passages à Tokyo pour voir Akuzawa Sensei et ses élèves une à deux fois par an et me rendre compte… que le travail des derniers mois avait été inutile. Que je n’avais pas compris les éléments les plus importants, et que tout ce travail quotidien ne m’empêchait pas d’être maltraité par tous les élèves de Sensei, même les plus récents. Je me souviens des nombreuses fois où j’ai songé à laisser tomber, pensant qu’il n’était pas possible d’acquérir ce type de pratique sans voir son enseignant plusieurs fois par semaine. Et puis j’ai persisté, car abandonner n’apporte jamais de résultats. Parfois il faut savoir manger son pain noir. Ce n’est pas tant l’objectif qui compte, mais le chemin.

L’Aïkido - vers une résolution du conflit

L’Aïkido ne peut pas faire l’impasse sur la violence, elle représente son coeur. La pratique des anciens nous montre une pratique dure, parfois même extrême et dangereuse. Elle nous montre aussi que les plus grands adeptes ont cherché à progresser par tous les moyens. Renforçant leur corps au quotidien et se confrontant aux plus grands de leur époque. Si leur niveau a défié le temps et que leur réputation est arrivée jusqu’à nous, c’est aussi parce qu’ils ont su aller plus loin que leur zone de confort, se mettre en danger, et en faire une force.

 

Cet article initialement écrit pour Dragon Magazine Spécial Aikido n'y a finalement pas été publié suite à un problème lors de la maquette. Je vous le propose donc ici en exclusivité.

Commentaires

Anonyme a dit…
Merci pour cette sincérité et toutes ses éclaircies.

Articles les plus consultés