Ushiro - Des yeux derrière la tête

Nous avons tous déjà eu le sentiment d’être observé, ressenti un regard lourd se poser sur nous. Perceptible bien qu’invisible jusqu’à ce que nous nous retournions et repérions l’observateur. Cette sensation est pourtant difficile à expliquer. Sixième sens? Perception inconsciente d’éléments de notre environnement ? Sensibilité à une intention? L’explication importe au final moins que la capacité elle-même à percevoir au-delà de ce que notre vue nous permet d’observer. Ushiro 後ろ, c’est cela: la capacité à percevoir une attaque imperceptible par nos yeux et à y réagir.

Les attaques arrières, Ushiro, arrivent naturellement plus tard dans la progression car il s’agit sans doute de la direction d’attaque la plus difficile. Arrivant par derrière, elle ne permet pas à Tori d’en voir les signes avant-coureurs. Celui-ci doit donc développer une habileté particulière et une sensibilité accrue à son environnement direct.


Ushiro - Le sens de l’attaque


De quel sens parlons-nous? De la direction ou de la signification? En réalité… des deux.

Si Ushiro est une occasion unique de développer notre capacité à percevoir l’intention d’attaque au lieu de nous en remettre seulement à notre vue, ce n’est possible que si une condition nécessaire est en place: l’attaque doit véritablement venir par derrière et non pas démarrer par l’avant et voir Uke tourner autour de son partenaire pour le saisir par l’arrière. Si démarrer une attaque de face et terminer par l’arrière est une possibilité si la réaction de Tori y conduit, il est clair qu’il ne s’agit pas réellement d’une attaque par derrière dans le sens où on l’entend habituellement.

La faiblesse de l’Aïkido repose souvent sur ses attaques, téléphonées et servant souvent de prétexte à la technique plutôt que présentant un réel danger. Sans attaque de qualité, il ne peut exister de défense de qualité. Chaque attaque présente ses spécificités, et les attaques elles-mêmes sont une part essentielle de la pratique de l’Aïkido. On ne pratique pas 50% du temps sur le tatami, quand on est dans le rôle de Tori. Mais bien 100% du temps, en proposant des attaques de qualité, dangereuses, qui créent un véritable problème que Tori doit résoudre. Dans le cas des attaques Ushiro, la première étape est de comprendre pourquoi attaquer par derrière. La réponse est aussi simple que la question à laquelle elle répond: pour prendre l’adversaire par surprise. L’expression « attaquer dans le dos » symbolise parfaitement cette idée: une attaque par derrière est faite pour surprendre son adversaire au moment où il est le plus vulnérable. Il n’est pas question de combat équitable ici. Martialement, une attaque de ce type a du sens, que l’on pense aux temps anciens du Japon médiéval ou à notre époque moderne dans laquelle une agression arrive le plus souvent dans un contexte déséquilibré (choix de l’endroit, surnombre, armes et évidemment effet de surprise). Une attaque arrière repose avant tout sur une notion de timing: c’est parce qu’on est dans une position vulnérable qu’on est attaqué. C’est ce que démontre Ushiro. Zanshin, que nous avons traité dans le numéro précédent est le corollaire de cette vulnérabilité recherchée. Tori doit à tout moment être présent, pleinement conscient de son environnement car sans signe physique avant-coureur, il est nécessaire d’être toujours sur le qui vive.

Attaquer par derrière et par surprise donc. Mais comment?
L’attaque, comme toujours, doit se vouloir décisive et chercher à utiliser une faiblesse momentanée de Tori. Prenons par exemple le cas de Ushiro Ryote Dori, une saisie des deux poignets par derrière. Quel est le but de cette attaque? Maintenir les bras dans le dos pour restreindre la liberté de mouvement? C’est une possibilité si l’attaquant travaille en équipe et que son partenaire en profite pour attaquer par devant. Dans le cas contraire, une telle attaque présente en revanche un intérêt limité car elle ne donne pas un avantage décisif et il est assez facile d’en sortir pour un pratiquant même relativement peu avancé. Si l’attaquant est seul, il lui sera dans ce cas plus utile d’utiliser cette saisie pour créer un déséquilibre et amener son adversaire au sol pour le contrôler.

Une attaque arrière permet d’attaquer par surprise



Les attaques arrières - une opportunité d’apprentissage


Si les attaques arrières permettent de mettre le doigt sur l’importance d’un travail spécifique sur les attaques, elles sont également l’opportunité pour Tori de développer un certain nombre de qualités.

Nous l’avons déjà remarqué, ces attaques arrivent généralement plus tard dans la progression, après avoir étudié les attaques par saisie et atemi arrivant dans notre champ de vision. C’est une progression qui a du sens car le travail en Ushiro ne fait qu’augmenter les contraintes. Là où de face il était possible de voir l’attaque arriver, il est désormais nécessaire de sentir la présence du partenaire dans notre dos ainsi que son intention d’attaque pour pouvoir réagir avant qu’il ne soit trop tard. Il est intéressant de pratiquer ces attaques sur plusieurs pas pour enlever une certaine habitude mécanique: alors que Tori marche sur le tatami, Uke le suit et réalise son attaque, lentement, quand il le souhaite. Tori doit réaliser son entrée au moment exact de l’attaque. Trop tôt et Uke aura l’opportunité de changer son mouvement, trop tard et l’attaque aura déjà atteint son objectif, partiellement ou intégralement. Si, par exemple, Uke réalise son attaque dans le but de casser mon équilibre et de m’amener au sol, il est déjà trop tard quand le déséquilibre est en place. S’il est toujours possible de bloquer et de regagner sa posture, cette victoire n’est que de courte durée: n’oublions pas que nous tournons le dos à notre adversaire et qu’il lui est très simple de modifier son attaque initiale pour un atemi qu’il nous sera difficile de parer. Il est donc plus utile d’apprendre à réagir au bon moment ou à suivre l’attaque pour mieux y répondre.

Travailler à l’aveugle est une difficulté supplémentaire pour l’Aïkidoka. Ne pouvant se reposer sur son sens le plus immédiat, la vue, il doit apprendre à mieux utiliser ses autres sens, et dans ce cas précis faire preuve d’une grande sensibilité. Au moment du contact, Tori ne peut être surpris et se crisper car cette situation ne pourra être bénéfique qu’à son attaquant, mais, au-delà, il doit savoir où est le corps de Uke dès cet instant, et ce dans son intégralité pour éviter les déconvenues en réalisant un mouvement qui le mettrait seulement un peu plus en danger.

On parle parfois d’avoir des « yeux derrière la tête ». Rien ne décrit mieux Ushiro que cette expression. Si l’incapacité à voir est un souci pour le débutant, elle ne doit pas l’être pour le pratiquant avancé qui doit être capable de repérer son adversaire, même si celui-ci se situe dans un angle mort.

Légende: il est toujours risqué d’avoir son adversaire dans son dos
Photo Daniel Molinier



Voir ou percevoir?

Dans les arts martiaux, la vue et le toucher sont probablement les sens les plus mis à contribution, pour d’excellentes raisons. Ils ne représentent pourtant qu’une infime partie de notre capacité à capter les informations transmises par notre environnement.

La vue par exemple, nous permet de repérer les mouvements d’un adversaire potentiel, de déchiffrer les signes avant-coureurs d’une attaque. Mais notre vision est partielle et seule une partie de notre champ de vision est en haute définition - notre capacité à déchiffrer des symboles est limitée à un angle de 40 degrés par exemple - alors que le reste est flou, permettant à notre cerveau de concentrer son activité sur ce qui est en face de nous, tout en ayant suffisamment d’informations pour traiter ce qui se passe dans un rayon plus large.

Mais voir nous permet avant tout d’analyser une image et d’y répondre. Autrement dit, notre vue nous permet seulement de réagir à un mouvement déjà engagé. Notre perception est en revanche plus large et inclue notre intuition. Nous percevons des milliers d’informations à chaque seconde, informations qui peuvent nous permettre de pré-voir, i.e. de voir avant. Cette capacité est essentielle car elle permet au budoka de ne plus simplement réagir à ce qu’il voit, mais d’agir avant d’avoir une confirmation visuelle que l’attaque a démarré.

Dans le cas d’une attaque de face, voir peut être suffisant. C’est différent pour une attaque arrière qui n’est par définition pas visible. Percevoir une présence dans son dos et l’imminence du danger peut alors faire toute la différence.



Souvent ramené à des attaques étrangement démarrées de face et qui finissent par l’arrière, Ushiro est porteur d’un des enseignements les plus profonds de l’Aïkido: celui qui permet d’aller au-delà du visible pour aiguiser nos sens. Ne perdons pas de vue le sens de la pratique, car il est la clé pour développer notre corps, nos sens et notre esprit.




Cet article est initialement paru dans Dragon Magazine Spécial Aikido en avril 2020.

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