Tout est ukemi

Cet article est initialement paru dans la revue Dragon Spécial Aikido en Octobre 2018.


Ukemi est l’un des termes les plus connus du monde de l’Aïkido et est possiblement la première chose que l’on enseigne aux débutants pour s’assurer qu’ils puissent ensuite pratiquer en toute sécurité. Souvent compris comme l’élément « chutes » de l’Aïkido, ou plus largement comme le fait de recevoir la technique (« prendre l’ukemi ») par Uke, le terme recouvre pourtant une réalité bien plus large, qui ouvre de nombreuses portes pour aller plus loin dans la pratique.


L’ukemi, c’est la chute

Le terme ukemi, issu des caractères uke (recevoir) et mi (corps) est très souvent compris dans son sens le plus restreint comme le fait de recevoir la technique de Tori, donc chuter. Mais le fait de chuter recouvre un certain nombre de réalités et la chute de l’Aïkido n’est pas celle du Judo.

Qu’est-ce qui les différencie ? Ca n’est pas tant le fait d’exécuter une chute claquée ou roulée, et d’ailleurs les chutes claquées se retrouvent ponctuellement en Aïkido sur les techniques de type koshi nage, ou plus largement sur les techniques dans lesquelles Uke est retenu et ne peut donc pas rouler. Non, ce qui fait réellement la différence est la raison de la chute. En Judo, la chute est par définition subie. Dans un contexte où chuter représente la fin du combat, le judoka ne chutera que s’il est projeté. Dans le cadre de l’Aïkido en revanche, la chute a pour fonction de protéger Uke. Si visuellement la différence peut être imperceptible, elle signifie qu’Uke pourra utiliser sa chute pour éviter le pire, ce qui inclut être projeté et planté dans le sol. Choisir la chute, c’est se donner la possibilité d’échapper à une technique qui marquerait la fin du combat, et se donner une chance de continuer son attaque et de rester dangereux.

En Aïkido, le rôle d’Uke est simple : il attaque. Avec toute sa conviction et toute son énergie. Son seul but est de nuire à l’intégrité physique de Tori, ou tout du moins de simuler au mieux cette situation pour permettre à son partenaire de progresser. Son but n’est pas de chuter, et il est aberrant que l’on entende encore parfois sur les tatamis « voilà, maintenant chute » quand Uke possède encore des options bien meilleures que la chute. Si on parle aujourd’hui surtout d’Uke (celui qui reçoit) en Aïkido, ou parfois d’Aï-te (le partenaire), il fut un temps où le fondateur utilisait le terme Tekki (l’ennemi). Dans ce contexte, l’ennemi ne devrait chuter que s’il considère que c’est la meilleure option pour préserver son intégrité physique et potentiellement reprendre l’avantage. Quel que soit son choix suivant d’ailleurs : réattaquer immédiatement après la chute, s’enfuir face à un adversaire plus coriace qu’attendu, ou… aller chercher du renfort.


Chuter c’est parfois se protéger. Photo: Daniel Molinier




Uke, le miroir de Tori

Le rôle d’Uke via l’ukemi consiste également à faire un retour à Tori sur la qualité de sa technique. De ce point de vue, le rôle d’Uke est infiniment plus difficile à tenir que celui de Tori et on comprend aisément pourquoi dans les écoles anciennes il était systématiquement tenu par le pratiquant le plus avancé.

Effectuer un retour de qualité à son partenaire a de nombreuses implications : l’attaque et la réaction à la défense doivent être honnêtes mais aussi adaptées au niveau du partenaire pour lui amener juste le niveau de difficulté dont il a besoin. Trop peu et il restera dans sa zone de confort, trop et il ne sera pas capable de gérer l’attaque et n’obtiendra que frustration.

Un ukemi honnête est la clé pour progresser. Il ne s’agit pas simplement de tenir le partenaire comme il le souhaite et de chuter en réaction à la technique proposée mais de lui permettre d’affiner sa compréhension, de mettre le doigt sur ses manques et de lui indiquer le chemin pour aller de l’avant. J’ai souvenir il y a quelques années de discussions animées avec certains de mes partenaires qui considéraient que le rôle d’Uke était avant tout de garder la connexion, alors que se faisant ils ne contribuaient qu’à masquer une technique médiocre en créant l’illusion de la réussite. Encore une fois, je ne crois pas qu’Uke doive garder la connexion, je crois qu’il se doit juste d’être dangereux et que s’il a la possibilité de relâcher sa prise et de frapper, il n’a aucune raison valide de ne pas le faire. Si la connexion est au cœur de l’Aïkido je crois que c’est à Tori de la préserver et qu’Uke a le devoir d’indiquer à son partenaire quand la connexion est perdue. De même qu’il doit indiquer quand il est capable de réaliser une frappe capable de créer des dommages.

Par la façon dont il reçoit la technique proposée avec son corps, Uke donne un retour clair et direct sur la technique : son équilibre est-il pris correctement ? Quelles sont les possibilités de riposte qui lui sont offertes ? Où finit son corps à la fin de la technique ? Un mauvais Uke n’est pas un Uke qui ne chute pas, c’est un Uke qui ne fournit pas des conditions honnêtes de travail.


Apprendre en recevant la technique

On dit souvent que l’on apprend énormément en recevant la technique du maitre, et que servir d’Uke est le meilleur moyen de réellement comprendre le travail proposé. C’est un avis auquel j’adhère. Nos yeux ne peuvent percevoir que la surface des choses. Et les explications données par l’enseignant ne peuvent que recouvrir une partie relativement faible de la réalité : il est impossible à l’enseignant de tout expliquer verbalement et les explications seront de fait passées via ses filtres, avant d’être passées à travers les nôtres. Ressentir physiquement donne des informations plus claires et le pratiquant peut alors sentir la qualité du contact, la direction proposée, l’impact sur son propre corps, autant d’informations qu’il est difficile de verbaliser.

C’est d’autant plus vrai lorsque l’on parle des plus grands adeptes. Si de nombreuses vidéos d’Osensei sont disponibles, elles ne permettent en aucun cas de se rendre compte du ressenti de ses partenaires.

Augmenter sa sensibilité participe à la formation du corps du budoka. Lors d’une récente discussion avec Akuzawa sensei, le fondateur de l’Aunkai, celui-ci me disait au sujet des ukemi : « il n’est d’aucune utilité de chercher à bloquer la technique, il est bien plus utile de l’accepter et de comprendre comment la force rentre dans notre corps ».  Pourquoi comprendre comment la force rentre dans le corps ? Pour être capable de réaliser le mouvement soi-même bien sûr, mais aussi pour comprendre où sont ses failles et comment il est possible de la contrer.

Car oui, à terme Uke doit pouvoir contrer. A terme la dichotomie Tori/Uke doit être amenée à disparaitre pour laisser la place à deux opposants se faisant face et cherchant à obtenir le meilleur sur l’autre. Dans ce contexte, améliorer sa sensibilité pour pouvoir recevoir une potentielle technique adverse et la contrer est essentiel, de même que connaitre les failles de ses propres techniques pour connaitre les réponses possibles de l’adversaire. C’est je pense l’esprit du Hyori no Kata de l’Aïkido Yoseikan, un kata dans lequel la ligne de démarcation entre Tori et Uke s’efface pour laisser la place à deux adversaires qui se contrent mutuellement à chaque technique. Le jeu de rôle pédagogique de la pratique ne doit pas nous faire oublier le but final : le combat contre un adversaire déterminé.


Hyori no Kata: dépasser la dichotomie Tori/Uke. Photo: Pierre Fissier



Ukemi, fort et souple à la fois


Au-delà de ces considérations, l’ukemi permet également de former le corps et de trouver la juste tension à utiliser. Trop dur ou trop mou et les conséquences seront fâcheuses. Trop dur et la chute sera souvent subie, impliquant un grand nombre de tensions, une difficulté à revenir et à contrer, et l’impact avec le sol n’en sera que plus rude. Trop mou et l’adversaire pourra facilement passer à travers toutes nos lignes de défense, créant des dégâts avant même la chute, et nous aurons également du mal à éviter une concussion au contact avec le sol.

Etre Uke est un véritable travail en soi, peut-être même plus ardu que celui de Tori. Terriblement formateur également et j’ai tendance dans mes cours à faire travailler l’ukemi en me concentrant presque exclusivement sur Uke et la façon dont il reçoit la force proposée. Sans la bloquer et résister, mais aussi sans l’anticiper. Trouver un juste milieu et simplement se « laisser faire » est un travail difficile pour chacun d’entre nous. Nous sommes câblés pour opposer une force égale à celle à laquelle nous sommes soumis et dans la vaste majorité des cas lorsque le pratiquant comprend qu’il doit accepter la chute et non lutter au risque de se blesser, il passe de l’autre côté du spectre en anticipant et donc en décorrélant son action de celle de son partenaire.

Mais un bon ukemi n’est pas décorrélé, il n’est pas mon mouvement séparé du mouvement de mon partenaire. Il est mon acceptation de son mouvement, et sa conséquence mécanique sur mon corps. Il ne s’agit pourtant pas pour autant de complaisance aveugle mais bien d’un exercice pour former le corps, avec un seul but : contrer la technique et mettre fin au combat.


Un premier pas vers les kaeshi waza

Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, je crois qu’un bon ukemi est l’une des meilleures clés pour apprendre les techniques de contre. Accepter la technique permet en effet deux choses. Premièrement, cela permet de comprendre comment la force rentre dans le corps, comment elle nous affecte et donc comment elle ne nous affecte pas.
Deuxièmement cela permet de laisser penser à notre adversaire que sa technique produit l’effet voulu.

Sortons du contexte de l’Aïkido pour explorer plus largement le contexte d’un combat ouvert. En Aïkido, si je pratique Shomen Uchi Ikkyo et que mon partenaire décide de me bloquer, il est probable que la technique ne fonctionne pas, ou mal. Uke se sentira soudain particulièrement fort et compétent puisqu’il aura su bloquer une technique… dont il connaissait chaque point dès le départ. En la bloquant, il est également probable que sa résistance ait entrainé un manque de mobilité et créé un certain nombre d’ouvertures pour une réaction autre de son partenaire : frappe aux côtes, changement de technique, les options sont multiples. C’est ce qu’il se passerait dans la réalité : si ma technique est bloquée, je m’adapte et je fais autre chose. C’est différent de devoir reproduire une technique spécifique demandée par l’enseignant. Encore une fois l’honnêteté d’Uke est primordiale pour un travail de qualité.

Comprendre la force appliquée et la suivre naturellement a en revanche l’effet inverse sur Tori : lui laisser croire que sa technique fonctionne, et que puisqu’elle fonctionne il est inutile d’en changer. C’est lui laisser croire que c’est lui qui a la main. Ca ne doit pourtant pas être le cas et en tant qu’Uke, j’essaie personnellement de toujours garder la main sans laisser mon partenaire s’en rendre compte.

Et si tout était ukemi ?

L’ukemi permet donc de comprendre les forces et leurs conséquences et donc de pouvoir les contrer. Mais qu’est ce qui différencie la technique appliquée par Tori de l’attaque initiale réalisée par Uke ? Rien en réalité. Une attaque, quelle qu’elle soit est déjà une technique, elle est déjà une force exercée sur son opposant. Travaillez vos ukemi, pas juste pour faire des jolies chutes mais pour améliorer la qualité de votre pratique, en tant que Tori et Uke, pour pouvoir finalement dépasser ces rôles.

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